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Jean-Christophe

dissimula. Il attendait, avec ce serrement de cœur, que tout musicien éprouve, au moment où la baguette du chef se lève, et où la force du fleuve de musique se ramasse en silence, prête à briser sa digue. Jamais il n’avait encore entendu son œuvre à l’orchestre. Comment les êtres qu’il avait rêvés allaient-ils vivre ? Quel serait le son de leurs voix ? Il les sentait gronder en lui ; et, penché sur le gouffre de sons, il attendait en frémissant ce qui allait sortir.

Ce qui sortit, ce fut une chose sans nom, une bouillie informe. Au lieu des robustes colonnes qui devaient soutenir le fronton de l’édifice, les accords s’écroulaient les uns à côté des autres, comme une bâtisse en ruines ; on n’y distinguait rien qu’une poussière de plâtras. Christophe fut un moment avant d’être bien sûr que c’était lui qu’on jouait. Il recherchait la ligne, le rythme de sa pensée : il ne la reconnaissait plus ; elle allait, bredouillante et titubante, comme un ivrogne qui s’accroche aux murs ; et il était écrasé de honte, comme si on le voyait lui-même en cet état. Il avait beau savoir que ce n’était pas là ce qu’il avait écrit : quand un interprète imbécile dénature votre pensée, on a toujours un moment de doute, on se demande avec consternation si l’on est responsable de cette stupidité. Le public, lui, ne se le demande jamais : il croit à l’interprète, aux chanteurs, à l’orchestre, qu’il est accoutumé d’entendre, comme il croit à son journal : ils ne peuvent pas se tromper ; s’ils disent des absurdités, c’est que l’auteur est absurde. Il en doutait d’autant moins, en ce moment, qu’il avait plaisir à le croire. — Christophe essayait de se persuader que le Kapellmeister se rendait compte du gâchis, qu’il allait arrêter l’orchestre, et faire tout reprendre. Les instruments ne jouaient même plus ensemble. Le cor avait manqué son entrée, et pris une mesure trop tard ; il continua quelques minutes, puis s’arrêta tranquillement, pour vider son instrument. Certains traits de des hautbois avaient totalement disparu. Il était impossible à l’oreille la plus exercée de retrouver le fil de la pensée musi-

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