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Jean-Christophe

Il rentra dans sa maison, blanc de neige. Il se secoua gaiement, comme un chien. En passant près de sa mère, qui balayait le corridor, il l’enleva de terre, avec des cris inarticulés et affectueux, comme on en dit aux petits enfants. La vieille Louisa se débattait dans les bras de son fils, mouillé de neige qui fondait ; et elle l’appela : « gros bête ! », en riant d’un bon rire enfantin.

Il monta dans sa chambre, quatre à quatre. Il pouvait à peine se voir dans sa petite glace, tant le jour était sombre. Mais son cœur jubilait. Sa chambre étroite et basse, où il avait peine à remuer, lui semblait un royaume. Il ferma la porte à clef, et rit de contentement. Enfin il allait se retrouver soi-même ! Depuis combien de temps s’était-il perdu ! Il avait hâte de se plonger dans sa pensée, tel un baigneur dans l’eau. Elle lui apparaissait comme un grand lac qui se fondait au loin dans la brume bleue et dorée. Après une nuit de fièvre et de chaleur écrasante, il se trouvait au bord, les jambes baignées par la fraîcheur de l’eau, le corps caressé par la brise d’un matin d’été. Il se jeta à la nage ; il ne savait où il allait, et peu lui importait : c’était la joie de nager au hasard. Il se taisait, riant, écoutant les mille bruits de son âme : elle fourmillait d’êtres. Il n’y distinguait rien, la tête lui tournait ; il n’éprouvait qu’un bonheur éblouissant. Il jouit de sentir en lui ces forces inconnues ; et, remettant paresseusement à plus tard de faire l’essai de son pouvoir, il s’engourdit dans l’orgueilleuse ivresse de cette floraison intérieure, qui, comprimée depuis des mois, éclatait comme un printemps soudain.

Sa mère l’appelait à déjeuner. Il descendit, la tête étourdie, ainsi qu’après une journée au grand air ; mais une telle joie rayonnait en lui, que Louisa lui demanda ce qu’il avait. Il ne répondit pas ; il la prit par la taille, et la força à faire un tour de danse autour de la table, où la soupière fumait. Louisa, essoufflée, cria qu’il était fou ; puis elle frappa des mains.

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