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la révolte

— Altesse, vous n’avez pas le droit… vous n’avez pas le droit de m’insulter vous-même, sans me dire ce que j’ai fait.

Le grand-duc se tourna vers son secrétaire, qui sortit un journal de sa poche, et qui le lui tendit. Il était dans un état d’exaspération, que son humeur colérique ne suffisait pas à expliquer : les fumées de vins trop généreux y avaient aussi leur part. Il vint se planter devant Christophe, et, comme un toréador avec sa cape, il lui agita furieusement devant la figure le journal déplié et froissé, en criant :

— Vos ordures, Monsieur !… Vous mériteriez qu’on vous y mît le nez !

Christophe reconnut le journal socialiste :

— Je ne vois pas ce qu’il y a de mal, dit-il.

— Quoi ! quoi ! glapit le grand-duc. Vous êtes d’une impudence !… Ce journal de gredins, qui m’insultent journellement, qui vomissent contre moi des injures immondes !…

— Monseigneur, dit Christophe, je ne l’avais pas lu.

— Vous mentez ! cria le grand-duc.

— Je ne veux pas que vous disiez que je mens, dit Christophe. Je ne l’avais pas lu, je ne m’occupe que de musique. Et d’ailleurs, j’ai le droit d’écrire où je veux.

— Vous n’avez aucun droit, sauf celui de vous taire. J’ai été trop bon pour vous. Je vous ai comblé de mes bienfaits, vous et les vôtres, malgré toutes les raisons que votre inconduite et celle de votre père m’auraient données de me séparer de vous. Je vous défends de continuer à écrire dans un journal qui m’est ennemi. Et de plus, je vous défends, d’une façon générale, d’écrire quoi que ce soit, à l’avenir, sans mon autorisation. J’ai assez de vos polémiques musicales. Je n’admets pas que quelqu’un qui jouit de ma protection passe son temps à attaquer tout ce qui est cher aux gens de goût et de cœur, aux véritables Allemands. Vous ferez mieux d’écrire de meilleure musique, ou, si cela ne vous est pas possible, de travailler vos gammes et vos exercices. Je ne

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