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la révolte

celui qu’il préférait. Mais chercher un compromis entre eux, c’était les sacrifier tous deux : c’était vouloir que la parole ne fût plus la parole, et que le chant ne fût plus le chant, que celui-ci laissât encaisser son large cours entre deux berges de canal monotones, — que celui-là chargeât ses beaux membres nus d’étoffes riches et lourdes, qui paralysaient ses gestes et ses pas. Pourquoi ne pas leur laisser à tous deux leur spontanéité et leurs libres mouvements ? Telle, une belle fille, qui va d’un pas heureux et souple le long d’un ruisseau, et qui rêve en marchant : le gai murmure de l’eau berce sa rêverie, et, sans qu’elle en ait conscience, elle rythme peu à peu ses pas et sa pensée sur le chant du ruisseau. Ainsi, libres toutes deux, musique et poésie s’en iraient côte à côte en rêvant, et mélangeant leurs rêves. — Assurément, à cette union toute musique n’était point bonne, non plus que toute poésie. Les adversaires du mélodrame avaient beau jeu contre la grossièreté des essais qui en avaient été faits, et de leurs interprètes. Longtemps, Christophe avait partagé leurs répugnances : la sottise des acteurs qui se chargeaient de ces récitations parlées sur un accompagnement instrumental, sans se soucier de l’accompagnement, sans chercher à y fondre leur voix, mais en tâchant au contraire qu’on n’entendît rien qu’eux, avait de quoi révolter toute oreille musicale. Mais, depuis qu’il avait goûté l’harmonieuse voix de Corinne, — cette voix liquide et pure, qui se mouvait dans la musique, comme un rayon de lumière dans l’eau, qui épousait tous les contours d’une phrase mélodique, qui était comme un chant plus fluide et plus libre, — il avait entrevu la beauté d’un art nouveau.

Peut-être avait-il raison ; mais il était encore bien inexpérimenté pour se hasarder sans danger dans un genre, qui, — si l’on veut qu’il soit beau et vraiment artistique, — est le plus difficile de tous. Surtout, cet art réclame une condition essentielle : la parfaite harmonie des efforts combinés du poète, du musicien, et des interprètes. — Christophe ne s’en

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