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Jean-Christophe

le conseille !… Papa ne décolère plus. Les Grünebaum sont dans une rage !… Cela n’a pas été long : ils ont flanqué la petite à la porte.

— Comment ! cria Christophe, ils l’ont renvoyée ?… Renvoyée à cause de moi ?

— Tu ne le savais pas ? dit Mannheim. Elle ne te l’a pas dit ?

Christophe se désolait.

— Il ne faut pas te faire de bile, mon bon, dit Mannheim, cela n’a pas d’importance. Et puis, il fallait bien s’y attendre le jour où les Grünebaum viendraient à apprendre…

— Quoi ? criait Christophe, apprendre quoi ?

— Qu’elle était ta maîtresse, parbleu !

— Je ne la connais même pas, je ne sais pas qui elle est.

Mannheim eut un sourire, qui voulait dire :

— Tu me crois trop bête.

Christophe se fâcha, somma Mannheim de lui faire l’honneur de croire à ce qu’il affirmait. Mannheim dit :

— Alors c’est encore plus drôle.

Christophe s’agitait, parlait d’aller trouver les Grünebaum, de leur dire leur fait, de justifier la jeune fille. Mannheim l’en dissuada :

— Mon cher, dit-il, tout ce que tu leur diras ne fera que les convaincre davantage du contraire. Et puis, il est trop tard. La fille est loin, maintenant.

Christophe, la mort dans l’âme, tâcha de retrouver la piste de la jeune Française. Il voulait lui écrire, lui demander pardon. Mais nul ne savait rien d’elle. Les Grünebaum, à qui il s’adressa, l’envoyèrent promener ; ils ignoraient eux-mêmes où elle était allée, et ils ne s’en inquiétaient pas. L’idée du mal qu’il avait fait, en voulant faire du bien, torturait Christophe : c’était un remords continuel. Il s’y joignait une mystérieuse attirance, qui, des yeux disparus, rayonnait silencieusement sur lui. Attirance et remords parurent s’effacer, recouverts par le flot des jours et des pensées nouvelles ;

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