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Ils entrèrent. La loge des Mannheim était une loge de face, largement ouverte : impossible de s’y dissimuler, si on l’eût voulu. Il est inutile de dire que leur entrée ne passa pas inaperçue. Christophe fit placer la jeune fille au premier rang, et resta un peu en arrière, pour ne pas la gêner. Elle se tenait droite, raide, n’osant pas tourner la tête, horriblement intimidée ; elle eût donné beaucoup pour ne pas avoir accepté. Afin de lui laisser le temps de se remettre, et ne sachant d’ailleurs de quoi causer avec elle, Christophe affectait de regarder d’un autre côté. Où qu’il regardât, il lui était facile de constater que sa présence, avec cette compagne inconnue, au milieu de la brillante clientèle des loges, excitait la curiosité et les commentaires de la petite ville. Il lança des regards furieux à ceux qui le regardaient ; il rageait qu’on s’obstinât à s’occuper de lui, quand il ne s’occupait pas des autres. Il ne pensait pas que cette curiosité indiscrète s’adressât à sa compagne, encore plus qu’à lui, et d’une façon plus blessante. Pour montrer sa parfaite indifférence à tout ce qu’ils pourraient dire ou penser, il se pencha vers sa voisine, et se mit à causer. Elle eut l’air si effarouchée de ce qu’il lui parlât, et si malheureuse d’avoir à lui répondre, elle eut tant de peine à s’arracher un : oui, ou un : non, sans oser le regarder, qu’il eut pitié de sa sauvagerie, et se renfonça dans son coin. Heureusement, le spectacle commençait.

Christophe n’avait pas lu l’affiche, et il ne s’était guère soucié de savoir quel rôle jouait la grande actrice : il était de

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