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Jean-Christophe

— Rien du tout. C’est moi qui en ai assez… Oui, ris, moque-toi de moi : c’est entendu, je suis fou. Les gens prudents agissent d’après les lois de la logique et de la saine raison. Je ne suis pas ainsi ; je suis un homme qui n’agit que d’après ses impulsions. Quand une certaine quantité d’électricité s’est accumulée en moi, il faut qu’elle se décharge, coûte que coûte ; et tant pis pour les autres, s’il leur en cuit ! Et tant pis pour moi ! Je ne suis pas fait pour vivre en société. Désormais, je ne veux plus appartenir qu’à moi.

— Tu n’as pourtant pas la prétention de te passer de tout le monde ? dit Mannheim. Tu ne peux pas faire jouer ta musique, à toi tout seul. Tu as besoin de chanteurs, de chanteuses, d’un orchestre, d’un chef d’orchestre, d’un public, d’une claque…

Christophe criait :

— Non ! non ! non !…

Mais le dernier mot le fit bondir :

— Une claque ! Tu n’as pas honte ?

— Ne parlons pas de claque payée, — (quoique ce soit, à vrai dire, le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour révéler au public le mérite d’une œuvre.) — Mais il faut toujours une claque : la claque, c’est la petite coterie de l’auteur, dûment stylée par lui ; chaque auteur a la sienne : c’est à cela que les amis sont bons.

— Je ne veux pas d’amis !

— Alors, tu seras sifflé.

— Je veux être sifflé !

Mannheim était aux anges.

— Tu n’auras même pas ce plaisir longtemps. On ne te jouera pas.

— Eh bien, soit ! Crois-tu donc que je tienne à devenir un homme célèbre ?… Oui, j’étais en train de tendre à toute force à ce but… Non-sens ! Folie ! Imbécillité !… Comme si la satisfaction de l’orgueil le plus vulgaire était une compen-

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