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Christophe fut assez longtemps avant de s’apercevoir que son père buvait. L’intempérance de Melchior ne passait pas certaines limites, au moins dans les commencements. Elle n’était point brutale. Elle se manifestait plutôt par les éclats d’une joie excessive. Il disait des inepties, chantait à tue-tête pendant des heures, en tapant sur la table ; et parfois, il voulait à toute force danser avec Louisa et avec les enfants. Christophe voyait bien que sa mère avait l’air triste ; elle se retirait à l’écart, et baissait le nez sur son ouvrage ; elle évitait de regarder l’ivrogne ; et elle tâchait doucement de le faire taire, quand il disait des grossièretés qui la faisaient rougir. Mais Christophe ne comprenait pas ; et il avait un tel besoin de gaieté, qu’il se faisait presque une fête de ces retours bruyants du père. La maison était triste ; et ces folies étaient une détente pour lui. Il riait de tout son cœur des gestes grotesques et des plaisanteries stupides de Melchior ; il chantait et dansait avec lui ; et il trouvait très mauvais que sa mère, d’une voix fâchée, lui ordonnât de cesser. Comment cela eût-il été

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