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Jean-Christophe

il se sentait contre elle une haine farouche ; il ne lui pardonnait pas de l’avoir humilié, il était dévoré du désir de l’humilier à son tour, de la faire pleurer. Il en chercha les moyens, et n’en trouva aucun. Il n’y avait nulle apparence qu’elle se souciât jamais de lui. Mais, pour se soulager, il supposa que tout fût ainsi qu’il le souhaitait. Il établit donc qu’il était devenu très puissant et glorieux ; et il décida en même temps qu’elle était amoureuse de lui. Alors il commença de se raconter une de ces absurdes histoires, qu’il finissait par croire plus réelles que la réalité.

Elle se mourait d’amour ; mais il la dédaignait. Quand il passait devant sa maison, elle le regardait passer, cachée derrière les rideaux ; et il se savait regardé ; mais il feignait de n’y prendre pas garde, et il parlait gaiement. Il quittait même le pays, et voyageait, au loin, afin d’augmenter sa peine. Il faisait de grandes choses. — Ici, il introduisait dans son récit certains fragments choisis des récits héroïques de grand-père. — Elle, pendant ce temps, tombait malade de chagrin. Sa mère, l’orgueilleuse dame, venait le supplier : « Ma pauvre fille se meurt. Je vous en prie, venez ! » Il venait. Elle était couchée. Elle avait la figure pâle et creusée. Elle lui tendait les bras. Elle ne pouvait parler ; mais elle lui prenait les mains, et les baisait

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