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Jean-Christophe

il était vigoureux encore ; et il continuait de travailler et de courir par la ville, du matin au soir, donnant des leçons, discutant, pérorant, se mêlant de tout. Il était ingénieux, et cherchait tous les moyens de s’occuper : il se mit à réparer les instruments de musique ; il imaginait, essayait, trouvait parfois des perfectionnements. Il composait aussi, il s’évertuait à composer. Il avait écrit jadis une Missa solemnis, dont il parlait souvent, et qui était la gloire de la famille. Elle lui avait demandé tant de peine, qu’il avait failli avoir une congestion en l’écrivant. Il tâchait de se persuader que c’était une œuvre de génie ; mais il savait très bien dans quel néant de pensée il l’avait écrite ; et il n’osait plus revoir le manuscrit, parce qu’à chaque fois il reconnaissait dans les phrases qu’il croyait siennes des lambeaux d’autres auteurs, péniblement mis bout à bout, à coups de volonté. Ce lui était une grande tristesse. Il lui venait parfois des idées qu’il trouvait admirables. Il courait à sa table, avec un frémissement : tenait-il enfin l’inspiration, cette fois ? — Mais à peine avait-il la plume en main, qu’il se retrouvait seul, dans le silence ; et tous ses efforts pour ranimer les voix disparues n’aboutissaient qu’à lui faire entendre des mélodies connues de Mendelssohn ou de Brahms.

« Il est, dit George Sand, des génies malheureux

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