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l’aube

tête, — tant que le vieux Jean-Michel lui dit avec irritation : « Mais à la fin, tais-toi ! tu es assommant avec ton bruit de trompette ! » — Cela lui coupa la respiration ; il rougit jusqu’au nez, et se tut, mortifié. Il écrasait de son mépris les deux lourds imbéciles, qui ne comprenaient pas ce que son chant avait de sublime, un chant qui ouvrait le ciel ! il les trouva très laids, avec une barbe de huit jours ; et ils sentaient mauvais.

Il se consola en regardant l’ombre du cheval. C’était là encore un spectacle étonnant. Cette bête toute noire courait le long de la route, couchée sur le côté. Le soir, en revenant, elle couvrait une partie de la prairie ; on rencontrait une meule, la tête montait dessus et se retrouvait à sa place, quand on avait passé ; le museau était tiré comme un ballon crevé ; les oreilles étaient grandes et pointues comme des cierges. Était-ce vraiment une ombre, ou bien était-ce un être ? Christophe n’eût pas aimé se rencontrer seul avec elle. Il n’aurait pas couru après elle, comme il faisait après l’ombre de grand-père, pour lui marcher sur la tête et piétiner dessus. — L’ombre des arbres, quand le soleil tombait, était aussi un objet de méditations. Elle formait des barrières en travers de la route. Elle avait l’air de fantômes tristes et grotesques, qui disaient : « N’allez pas plus loin » ; et les essieux

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