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l’aube

père avait au fond du cœur le respect des puissances établies, des personnes « arrivées » ; et il était possible qu’il n’aimât tant les héros dont il contait l’histoire, que parce qu’il voyait en eux des gens mieux arrivés, et plus haut que les autres.

Quand il faisait très chaud, le vieux Krafft s’asseyait sous un arbre, et il ne tardait pas à faire un petit somme. Alors Christophe s’asseyait près de lui, sur un talus de pierres branlantes, sur une borne, ou sur quelque haut siège bizarre et incommode ; et il balançait ses petites jambes, en chantonnant et en rêvassant. Ou bien il se couchait sur le dos, et regardait courir les nuages : ils avaient l’air de bœufs, de géants, de chapeaux, de vieilles dames, d’immenses paysages. Il causait tout bas avec eux ; il s’intéressait au petit nuage, que le gros allait dévorer ; il avait peur de ceux qui étaient très noirs, presque bleus, ou qui couraient très vite. Il lui semblait qu’ils tenaient une place énorme dans la vie ; et il était surpris que son grand-père, ni sa mère, n’y fissent pas attention. C’étaient de terribles êtres, s’ils voulaient faire du mal. Heureusement, ils passaient, bonasses, un peu grotesques, et ils ne s’arrêtaient pas. L’enfant finissait par avoir le vertige de les trop regarder, et il gigotait des pieds et des mains, comme s’il allait tomber dans le ciel. Ses paupières clignotaient, le sommeil le gagnait…

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