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Jean-Christophe

nuit il se levait, mettait la clef sous la porte, et repartait avec son ballot. On restait des semaines, des mois sans le voir. Puis il reparaissait : un soir, on entendait gratter à l’entrée ; la porte s’entrebâillait, et la petite tête chauve, poliment découverte, se montrait avec ses bons yeux et son sourire timide. Il disait : « Bonsoir à toute la compagnie », prenait soin d’essuyer ses souliers avant d’entrer, saluait chacun, en commençant par le plus âgé, et allait s’asseoir dans le coin le plus modeste de la chambre. Là, il allumait sa pipe, et il baissait le dos, attendant tranquillement que la grêle habituelle de quolibets fût passée. Les deux Krafft, le grand-père et le père, avaient pour lui un mépris goguenard. Cet avorton leur paraissait ridicule ; et leur orgueil était blessé de l’infime condition du marchand ambulant. Ils le lui faisaient sentir ; mais il ne semblait pas s’en apercevoir, et il leur témoignait un respect profond, qui les désarmait, surtout le vieux, très sensible aux égards qu’on avait pour lui. Ils se contentaient de l’écraser de lourdes plaisanteries qui faisaient souvent monter le rouge à la figure de Louisa. Celle-ci, habituée à s’incliner sans discussion devant la supériorité d’esprit des Krafft, ne doutait pas que son mari et son beau-père n’eussent raison ; mais elle aimait tendrement son frère, et son frère avait pour elle une adoration

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