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Jean-Christophe

beaucoup plus intelligent que son père ; et s’il se mit au piano sans rechigner, ce fut bien moins pour obéir que pour pouvoir rêver à son aise, ainsi qu’il avait coutume, tandis que ses doigts couraient machinalement sur le clavier. Tout en exécutant ses interminables exercices, il entendait une voix orgueilleuse qui répétait en lui : « Je suis un compositeur, un grand compositeur. »

À partir de ce jour, puisqu’il était un compositeur, il se mit à composer. Avant de savoir à peine écrire ses lettres, il s’évertua à griffonner des noires et des croches sur des lambeaux de papier, qu’il arrachait aux cahiers de comptes du ménage. Mais la peine qu’il se donnait pour savoir ce qu’il pensait, et pour le fixer par écrit, faisait qu’il ne pensait plus rien, sinon qu’il voulait penser quelque chose. Il ne s’en obstinait pas moins à construire des phrases musicales ; et comme il était naturellement musicien, il y arrivait tant bien que mal, encore qu’elles ne signifiassent rien. Alors il s’en allait les porter, triomphant, à grand-père, qui en pleurait de joie, — il pleurait facilement maintenant qu’il vieillissait, — et qui proclamait que c’était admirable.

Il y avait de quoi le gâter tout à fait. Heureusement son bon sens naturel le sauva, aidé par l’influence d’un homme, qui ne prétendait pourtant

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