Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
l’aube

virtuose, à considérer la composition comme une chose secondaire, à laquelle l’art de l’exécutant donnait seul tout son prix. Il n’était certes pas insensible aux enthousiasmes suscités par les grands compositeurs, comme Hassler ; il avait pour ces ovations le respect qu’il éprouvait toujours pour le succès, — mêlé secrètement d’un peu de jalousie, — car il lui semblait que ces applaudissements lui étaient dérobés. Mais il savait par expérience que les succès des grands virtuoses ne sont pas moins bruyants, et qu’ils sont même plus personnels et plus fertiles en conséquences agréables et flatteuses. Il affectait de rendre un profond hommage au génie des maîtres musiciens ; mais il avait un vif plaisir à raconter d’eux des anecdotes ridicules, qui donnaient de leur intelligence et de leurs mœurs une triste opinion. Il plaçait le virtuose au sommet de l’échelle artistique ; car, disait-il, il est bien connu que la langue est la plus noble partie du corps ; et que serait la pensée sans la parole ? que serait la musique sans l’exécutant ?

Quelle que fût d’ailleurs la raison de la semonce qu’il administra à Christophe, cette semonce n’était pas inutile pour rendre au petit le bon sens, que les louanges du grand-père risquaient fort de lui faire perdre. Elle ne suffisait même pas. Christophe ne manqua point de juger que son grand-père était

167