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Jean-Christophe

— Allons, diable, tu me mouilles ! laisse-moi ! veux-tu bien te moucher !

Hassler riait, et il moucha lui-même l’enfant honteux et heureux. Il le déposa à terre, puis le prit par la main, le mena à une table, bourra ses poches de gâteaux, et le laissa en lui disant :

— Au revoir ! Souviens-toi de ce que tu m’as promis.

Christophe nageait dans le bonheur. Le reste du monde n’existait plus pour lui. Il ne se souvint plus de rien de ce qui se passa dans la soirée ; il suivait avec amour tous les jeux de physionomie et les gestes de Hassler. Un mot de lui le frappa. Hassler tenait un verre ; il parlait, et son visage s’était subitement contracté ; il disait :

— La joie de telles journées ne doit pas nous faire oublier nos ennemis. On ne doit jamais oublier ses ennemis. Il n’a pas dépendu d’eux que nous ne fussions écrasés. Il ne dépendra pas de nous qu’ils ne soient écrasés. C’est pourquoi mon toast sera qu’il y a des gens à la santé desquels… nous ne buvons pas !

Tout le monde avait applaudi, et ri de ce toast original ; et Hassler avait ri avec les autres, et repris son air de bonne humeur. Mais Christophe était gêné. Bien qu’il ne se permît pas de discuter les actes de son héros, il lui déplaisait qu’il eût

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