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petites cités sont trop corrompues, et nos campagnards sont trop ignorants. Villefranche regorge d’aristocrates, gens sortis de la poussière qu’ils s’imaginent secouer en affectant les préjugés d’un autre ordre.

Jugez de mes beaux jours en vous représentant mon beau-frère plus prêtre, plus despote, plus fanatique et plus entêté qu’aucun des prêtres que vous ayez entendus ; aussi nous voyons-nous peu, nous tracasse-t-il beaucoup, et suis-je bien persuadée qu’en haine de nos principes il nous fera peut-être le plus de mal qu’il pourra.

Je ne sais si vous êtes amoureux : mais je sais bien que, dans les circonstances où nous sommes, si un honnête homme peut suivre le flambeau de l’amour, ce n’est qu’après l’avoir allumé au feu sacré de celui de la Patrie. Votre rencontre était assez intéressante pour mériter d’en faire mention ; je vous sais bon gré de nous en avoir fait part ; je ne vous pardonne guère d’ignorer le nom d’un être si estimable.

J’apprends, dans l’instant, la démarche du Roi, de ses frères et de la Reine auprès de l’Assemblée. Ils ont eu diablement peur ! Voilà tout ce que prouve cette démarche ; mais pour qu’on pût croire à la sincérité de la promesse de s’en rapporter à ce que ferait l’Assemblée, il faudrait n’avoir pas l’expérience de tout ce qui a précédé. Il faudrait que le Roi eût commencé par renvoyer toutes les troupes étrangères.

Nous sommes plus près que jamais du plus affreux esclavage si l’on se laisse aveugler par une fausse confiance.

Les Français sont aisés à gagner par les belles apparences de leurs maîtres, et je suis persuadée que la moitié de l’Assemblée a été assez bête pour s’attendrir à la vue d’Antoinette lui recommandant son fils. Morbleu ! c’est bien d’un enfant dont il s’agit ! C’est du salut de vingt millions d’hommes. Tout est perdu si l’on n’y prend garde.

N’a-t-on pas à craindre de geler, même dans le souvenir de ses amis, par un temps si rigoureux ? Recevez donc ce billet comme un petit fagot pour l’entretien du feu sacré, et veillez fidèlement pour qu’il ne s’éteigne pas.

Quant à nous, bons campagnards, qui n’avons que la douce et chère amitié pour nous distraire des rigoureux frimas dont la nature est affligée autour de nous, il n’y a pas à craindre que nous négligions son culte. Joignez-vous d’intention à nos saintes prières et honorons ensemble cette aimable divinité au renouvellement d’une année qui recule la date de notre liaison. Est-ce que vous ne causerez plus avec nous, comme vous fîtes quelquefois naguère ? Et