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capitale ; quelle ferait bientôt tomber l’invention même, parce qu’elle est aussi expéditive, etc. S’il demeure épris de sa mécanique, il sera bien tenace.

J’ai songé que j’étais une grosse bête en regardant si longtemps à la manière de loger notre monde. La belle amie n’aime point à coucher seule ; la chaise longue tiendra fort aisément au pied de son lit, sans gêner quoi ce que soit. Voilà donc la bonne, l’enfant, etc., dans la petite chambre. Nous serons dans la nôtre et nous mettrons M. Le Camus dans ton petit lit, au cabinet de toilette. Tout le malheur, c’est que, cette nuit-là, il faudra que tu me tiennes compagnie et que tu sois bien sage : ainsi résigne-toi, mon bon ami, je t’embrasserai bien en récompense.

Tu sauras qu’hier et aujourd’hui je ne me suis levée qu’à dix heures ; j’ai bu, sué, mijoté mon rhume enfin, et si bien que déjà le cerveau se débarrasse ; je commence aussi à cracher, et je compte en être parfaitement quitte dans deux jours : j’espère fort que tu n’en apercevras plus aucune trace. L’appétit était moindre hier, il a repris aujourd’hui, et il n’y a que le vin qui me semble mauvais. Je te conte ces misères pour te mettre au courant, et je n’en diminue pas un iota : ainsi sois bien tranquille. Je ne travaille point au cabinet, je donne mes leçons à la petite, je range mon ménage, je couds et je fais travailler mes filles ; voilà ma vie de ces deux jours, avec un peu de clavecin pour me ravigoter.

Je vais attendre tes nouvelles. J’ai vu avec intérêt la notice sur M. Poivre[1] : il parait qu’il avait l’âme forte, l’esprit juste et les mœurs

  1. Pierre Poivre, célèbre voyageur et naturaliste lyonnais, né en 1719, mort le 6 janvier 1786. Sa maison de campagne, la Fréta, entre la Saône et le versant nord du mont Cindre (commune de Saint-Romain-au-Mont-d’Or), où il passa vingt-trois ans de sa vie, 1757-1767 et 1773-1786, coupés par un séjour à l’île Bourbon dont il fut l’Intendant, était célèbre parmi les botanistes pour les plantes exotiques qu’il y avait rassemblées. Brissot, qui y visita Poivre en 1782, en a laissé une très agréable description (Mémoires, t. II,p. 94-98). — Roland avait eu aussi quelques relations avec Poivre, et surtout avec son neveu, le voyageur Sonnerat. Il écrivait à Bosc, le 30 octobre 1786 (inédit, coll. Morrison) : « M. Poivre est mort, qui bien me fâche. C’était un excellent