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finir de rien. Les jours passés à Crespy ont été très remplis par l’amitié d’abord, puis la représentation et les courses. Parmi ces dernières, celle d’Ermenonville n’a pas été la moins intéressante ; fort occupés de vous et des choses, nous avons joui de celles-ci en vous souhaitant pour les partager[1]. Le lieu en soi, la vallée qu’occupe Ermenonville est la plus triste chose du monde : sables dans les hauteurs, marécages dans les fonds ; des eaux troubles et noirâtres ; point de vue, pas une seule échappée dans les champs, sur des campagnes riantes ; des bois où l’on est comme enseveli, des prairies basses : voilà la nature. Mais l’art a conduit, distribué, retenu les eaux, coupé, percé les bois ; il résulte de l’une et de l’autre un ensemble attachant et mélancolique, des détails gracieux et des parties pittoresques. L’Île des Peupliers, au milieu d’un superbe bassin couronné de bois, offre l’aspect le plus agréable et le plus intéressant de tout Ermenonville, même indépendamment de l’objet qui y appelle les hommes sensibles et les penseurs. L’entrée du bois, la manière dont se présente le château et la distribution des eaux qui lui font face forment le second aspect qui m’ait le plus frappée. J’ai trouvé avec plaisir quelques inscriptions gravées sur des pierres placées çà et là ; mais les ruines, les édifices, etc., élevés en différents endroits, ont généralement le défaut que je reproche à presque toutes ces imitations dans les jardins anglais : c’est d’être faits trop en petit, et de manquer ainsi la vraisemblance, ce qui touche au ridicule. Enfin Ermenonville ne présente pas ces beautés éclatantes qui étonnent le voyageur,

  1. Voici un touchant billet de Bosc à Madame Roland (ms. 6239, fol. 125-126) :

    1er juin [1784].

    Il est dix heures ; si vous n’êtes pas encore dans les bosquets d’Ermenonville ; vous n’êtes pas loin d’y arriver. Je jouis avec vous des plaisirs que vous êtes capables d’y goûter ensemble. La larme se fait sentir au coin de mon œil en pensant à celle que vous pourrez répandre, assis sur la pelouse ombragée qui est devant l’île des Peupliers, en pensant au bonheur de votre état, à Eudora, à ce qu’elle peut devenir, etc… Votre qualité de mère doit beaucoup plus développer en vous la vivacité des sentiments que ce lieu détermine que celui (sic) de garçon que je professe. Aussi aurais-je beaucoup plus désiré y être avec vous, pour jouir de votre état, de celui de votre mari et des liaisons qui les unissent, que pour sentir moi-même.

    Si les circonstances avaient favorisé mon désir d’aller vous joindre, la fatigue ne m’eût pas permis de le faire. Je n’ai pas même l’espoir de passer la journée dans la solitude, ainsi que j’en avais fait le projet. Mon existence actuelle n’est plus à moi ; elle m’est toujours extrêmement pénible.

    Tout m’agite, m’inquiète. Croiriez-vous que, pour avoir remarqué que le mot d’ami était plus fréquemment répété dans votre dernière qu’autrefois, ma tranquillité a été troublée.

    Adieu, soyez heureuse à jamais. Peut-être ne parviendrai-je pas à ce point de corruption où le bonheur des autres est un tourment pour nous, mais je être sur le chemin. J’ai besoin que quelque cause m’en détourne.