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emportât ses effets et ne s’occupât plus en rien de ma maison, où j’entendais qu’elle ne remît pas les pieds. Compte fait, fille et bagages débarrassés, j’ai fait courir pour chercher une seconde et fournir, en attendant qu’elle se trouve à mon gré, la carrière des deux ; elle s’acquitte de tout de fort bonne grâce ; mais avoir une autre fille honnête n’est pas l’affaire d’un jour : j’ai plusieurs personnes à l’affût et j’attends le gibier.

La petite pensionnaire a passé avec moi depuis onze heures jusqu’à six ; elle en est toujours aux grandes douleurs ; l’idée d’Abbeville, le nom de sa mère ou de sa sœur aînée lui font jeter des sanglots qui feraient fendre les pierres ; sa figure douce, innocente et jolie, son extrême sensibilité, ses goûts sages, ses douze ans intéresseraient tout le monde et ne peuvent manquer d’attacher une femme qui est mère. Elle se console à lire, elle y passerait toutes ses journées ; je l’ai mise à même de se satisfaire ; je lui ai fait emporter un livre, mais avec un billet à sa maîtresse à qui je l’adresse pour que tout se fasse convenablement ; nous avons été promener sur les remparts ; je crois lui avoir fait passer son plus beau jour depuis qu’elle est à Amiens, et cela même en a fait un agréable pour moi.

L’amie[1] m’est venue voir ce soir et je me suis engagée à dîner demain chez la maman, chose dont je crois bien que celle-ci me saura gré : nous aurions été à la comédie s’il y avait eu moyen, mais les pauvres diables sont partis, et la troupe de Valville[2] qu’on attendait n’est point arrivée.

  1. Henriette Cannet.
  2. On trouve, à l’Inventaire de la Somme (C. 602-605 et 1551-1554), d’assez nombreux renseignements sur la troupe du sieur Valville, qui s’intitulait tantôt « Directeur de la troupe des comédiens de Reims », tantôt « Directeur privilégié pour Amiens, Abbeville et Saint-Quentin », et qui promenait ainsi ses représentations dans les villes de la région. Il avait joué à Abbeville en juillet 1783, malgré la municipalité qui avait traité avec une autre troupe, sous la protection de l’Intendant, et le conflit qui en était résulté l’avait probablement empêché de se rendre à Amiens. On voyait d’ailleurs se succéder à Amiens, en une seule saison théâtrale, jusqu’à trois ou quatre troupes de passage. Il semble que celle de Valville avait quelque importance (17 hommes, 8 femmes, en 1781).