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qu’il soit d’en faire le récit à la troisième personne ; aussi n’aurez-vous que l’esquisse.

L’auteur se suppose à Paris, mélancolique et chagrin ; il voit tout changé, tout autre, tout dégénéré de ce que tout était à son jeune âge, lorsque, à vingt ans, enivré par les plus douces illusions qui embellissaient son existence, il ne voyait que des objets charmants, il ne sentait que des plaisirs. Il ne peut se persuader que ce changement tienne à lui-même : il croit que, s’il revoyait les lieux et les choses qu’il voyait à vingt ans, il les trouverait changés également par l’influence de ce siècle de fer ; il souhaite de les voir encore. À l’instant sa fenêtre s’ouvre, un nuage brillant descend et amène une femme charmante, la fée Sincère, qui se fait connaître, se montre empressée de le satisfaire, l’emporte avec elle sur son nuage au milieu des airs. Bientôt ils se trouvent au dessus de campagnes fertiles, chargées d’abondantes moissons, coupées de routes alignées et faciles. « Eh bien ! dit la fée, ne trouves-tu pas les champs toujours riches, aussi bien cultivés ? Ce sont ceux de Picardie. » Il fallut bien convenir de la vérité. (Vous jugez que la description de ces campagnes était moins rapide que je ne la rends et que le canal[1] n’y était pas oublié.) Mais on aborde près de ce temple sublime, chef-d’œuvre des temps barbares où la coquetterie des détails le dispute à la majesté de l’ensemble et que le hardi architecte approcha le plus qu’il pût du ciel[2]. On entre, on voit les ornements modernes, dont la grâce s’allie heureusement aux antiques beautés (petite flatterie corrigée par une expression fine qui m’est échappée par sa finesse même, telle que bien des gens ne l’ont pas sentie). La fée fait toujours observer la permanence de ces beautés dont l’homme chagrin est obligé de convenir. De la, le Palais épiscopal ; tableau touchant du prélat[3] qu’on y rencontre occupé à

  1. Le canal de la Somme, de Saint-Quentin à la mer, auquel on travaillait. Voir à l’Inventaire de la Somme, t. II, l’excellente Introduction de M. Georges Durand, p. xix
  2. La cathédrale d’Amiens.
  3. Louis-Charles de Machault (voir lettre du 17 janvier 1783). C’est lui qui avait fait créer en 1778 les bureaux de charité d’Amiens.