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fort noble de remercier un galant homme de lui avoir sauvé la vie ! C’est ainsi assurément que feraient des marchands habitués à tout payer avec l’argent, et ne connaissant rien autre à échanger. Cela est excellent et bien choisi pour Amiens ! Mais voici bien d’autres affaires. Cet officier est une femme, qui raconte sans façon qu’ayant fait jadis un enfant avec un homme qu’elle a épousé depuis, elle s’en est allée courir la prétentaine, abandonnant son fils, qui s’est fait laquais, et qu’elle vient de retrouver dans la personne de Richard. Mais ce pauvre garçon est malheureux parce qu’il aime Sara. Le milord, se trouvant tort à propos le frère de cette femme déguisée et l’ami du père de Sara, s’intéresse comme de raison à son neveu ; c’est pourquoi l’auteur fait rassembler nos personnages dans ce même lieu. On instruit et apaise le frère ; on appelle Sara et on lui propose le neveu de milord pour mari ; elle n’en veut que quelques années après ; mais, voyant que c’est Richard, elle consent subito. Le père fait tout bonnement des excuses à son gendre futur d’avoir voulu le bâtonner. L’oncle fait une dot à Richard, tout s’arrange, et chacun s’en va content. Les spectateurs en font-ils de même ? diras-tu. Je ne sais, car chacun a son goût ; mais Thalès, après avoir vu ce morceau, disait comme Alceste :


J’en pourrais, par malheur, faire d’aussi méchants ;
Mais je me garderais de les montrer aux gens.


Et puis, allez dire qu’aux bords du lac Copaïs on n’a pas d’esprit ! Si fait, ma foi, car en acceptant que ce soit une traduction, c’est faire choix de ce qui convient le mieux au pays pour lequel on travaille. Cela s’appelle fouiller courageusement dans la poussière pour y déterrer de quoi alimenter le goût de ses concitoyens ; et, par une application naturelle et fort modeste, l’habile commis pourrait dire comme le législateur athénien : « Je ne donne pas les meilleurs ouvrages possibles, mais ceux qui sont bons pour les Amienois. » Vivat ! Et moi je dirai avec Auguste, prêt à finir la comédie de la vie : « Battez des mains, et applaudissez tous avec joie ! »

Au bout de ces contes, j’irai demain déjeuner avec toi ; je prendrai du café, j’en fais usage depuis deux jours pour restaurer mon pauvre estomac, qui fait des façons pour digérer. Ma petite prépare non pas une comédie, mais quelques dents. Thalès salue et remercie les amies. Je les embrasse de tout mon cœur.