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mes craintes, je n’y vois rien que de très conséquent avec l’égoïsme général et l’indifférence de chacun pour tout ce qui n’est pas soi. On s’embarrasse bien qu’un honnête homme, un citoyen utile, soit exposé aux outrages d’un impertinent coquin ! Se tire d’affaire qui peut. S’il arrive quelque événement, on en fait nouvelle pour deux jours, on dit froidement ce qu’on en pense, et tout est bientôt enseveli, dans un éternel silence. L’administration même, qui devrait désirer la conservation des sujets précieux, n’y met pas plus d’intérêt ni de soins, parce qu’elle n’est qu’un nom désignant les opérations de quelques gens en place, plus intrigants, à coup sûr aussi égoïstes, et peut-êre plus fripons que tous les autres. Mais, avant de parler de Hlk. [Holker] et des idées qu’il me suggère, je voulais répondre à l’observation qui commence ta lettre[1] ; tu la fais avec une gravité qui donnerait à penser que tu n’as pas pris ma demande pour une plaisanterie ; tu n’as donc pas vu le sourire qui l’accompagnait ? Crois-tu que je te fisse tranquillement l’invitation modeste de m’aimer un peu, si je n’avais la confiance d’être aimée beaucoup ! Confiance ! Tu m’as fourni bien d’autres motifs que ceux de la confiance, et il n’est rien dans le monde à quoi je croie aussi fermement qu’à ta tendresse. Mais tu n’es pas dupe de mon agacerie, et, avec mon sérieux, j’aurais l’air de l’être du tien.

La rencontre dont tu me parles, les voyages qui vont suivre, le retour prochain du fils[2], rien de tout cela ne me fait rire comme les spectateurs en question. Je sais que ta marche est tracée pour les diverses circonstances ; mais, toute sage qu’elle puisse être, elle ne saurait prévenir les embûches d’un méchant ou les hasards d’une action. Consolante perspective !

  1. La lettre de Roland débutait ainsi : « Je lis : aime-moi un peu. C’est être, mon amie, fort modérée : je n’ai pas le bonheur de jouir de ce calme. Je ne te ferai jamais pareille demande. Beaucoup ou rien ne sont pas égaux, mais je les préfère… »

    Il continuait en racontant longuement une querelle qu’il venait d’avoir avec Holker, rencontré dans les bureaux du Contrôle général. — Voir Appendice G.

  2. Holker fils, adjoint à Holker père, à Rouen, pour l’inspection générale des manufactures étrangères. — Une lettre postérieure de Madame Roland, du 20 mars 1784, nous apprend qu’il était en même temps consul', mais sans nous dire où.