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détruire, parce qu’elle est très vive et s’irrite extrêmement de la contrariété. Criant souvent depuis qu’elle avait perdu mon sein, la bonne ne pouvait l’endormir qu’en lui donnant à manger dans son berceau ; en conséquence, l’enfant ne sait plus s’y tenir que par ce moyen. Il s’endort bien au sein, soit sur mes genoux ou même au berceau où je l’allaite quelquefois, mais, dès que ses petites mains ne sentent plus la mamelle qu’elles embrassent, il s’éveille et crie jusqu’à ce qu’on la lui rende. Avec ce train, je n’ai pas une minute, à moins que je ne le fasse amuser par sa bonne, en lui parlant ou le promenant. Dans les premiers jours que j’ai recommencé sa nourriture, il fallait bien le garder longtemps, parce qu’il tirait peu à la fois ; présentement, qu’il se rassasie assez promptement, je voudrais qu’il pût dormir autrement que sur mes genoux. Je l’ai couché hier, à plusieurs fois que j’ai vu le sommeil s’emparer de lui ; à chaque fois, il a pleuré dès que je me suis éloignée ou que d’autres ne sont pas venus le distraire.

J’ai commencé l’épreuve de la correction : je l’ai laissé crier, quand j’ai été certaine qu’il n’avait pas de vrais besoins ; sa violence lui a fait trouver des forces pour crier, de manière à faire redouter qu’il en souffrît beaucoup. J’ai persisté, ne voulant pas céder à ses cris de despotisme ; je me cachais derrière mon paravent en marchant et rongeant mes ongles, réfléchissant sur la nécessité de prévenir des défauts dont, par une nécessité plus fâcheuse, on se trouve avoir donné les principes. La bonne, dans un coin, n’osant souffler, me regardait à la dérobée pour voir si je lui dirais d’aller à l’enfant ; elle retenait des pleurs qui lui échappaient par grosses gouttes. Je souffrais bien plus que le jour où je suis accouchée ; j’attendais impatiemment une occasion d’apaiser la petite sans lui laisser sentir qu’on lui cédât : c’est ce qui arriva quand elle se fut salie ; mais sa voix était enrouée, son visage enflammé, ses yeux battus et elle était comme dans un mouvement fébrile. Nous avons passé la plus triste soirée ; chacune s’est couchée dans un morne silence. J’en suis à chercher les moyens d’éviter le mal moral, sans nuire au physique, et je n’y suis pas peu embarrassée. Je préférerais perdre ma fille, à lui laisser prendre un empire qui ferait son malheur, et j’ai