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ne me savait pas occupée ; je réponds poliment, sans trop insister, et surtout sans démentir son opinion. Mme de Chuignes est venue la chercher aujourd’hui dans l’équipage des grands-parents ; elle m’a fait dire, par Saint-Pierre[1], mille choses obligeantes et combien elle regrettait que ses jambes l’empêchassent de monter ; je lui ai fait répondre que j’étais tout aussi fâchée que les miennes m’empêchassent de descendre. Je pense qu’elle aura senti le littéral du compliment, si toutefois le domestique l’a bien rendu. Sa charmante fille doit toujours se marier ; toute la ville n’a qu’une voix sur cet événement, tout le monde en parle, excepté la mère qui s’en cache très gauchement. Mme de Rumigny[2] est ici, à l’auberge, avec son fils, disant librement qu’elle n’a pas d’autre affaire, à Amiens, que ce mariage. On lui en parlait dernièrement, dans ces environs, chez M. de Mailly[3] où elle mangeait ; « Il est vrai, répondit-elle, que je m’occupe de cette affaire : les intérêts ne sont point encore discutés : l’alliance aura lieu si nous trouvons un million ; un gentilhomme ne peut faire à moins quand il prend une fille de cette espèce. » Si ce n’est pas ce qu’elle a dit, c’est ce qu’on lui prête et ce que chacun répète. Ce que je trouve plaisant, c’est que cette femme reconnue processive et haute à l’excès, étant chez Mme de Chuignes et parlant des grands avec un ton d’importance, se rencontra avec la vieille tante, Mlle Decourt, qui veut toujours et tout au moins parler à son tour : ce qu’elle fit ce jour-là en entretenant l’assemblée de la manière dont elle avait amassé du bien en travaillant dans sa boutique et se donnant toute à son commerce. Mme de Chuignes, rouge comme un coq, enrageait dans sa peau ; la petite personne baissait les yeux et cherchait à rassurer sa contenance. Tu vois de là-bas l’air de Mme de Rumigny : c’était une scène admirable.

  1. Saint-Pierre est le laquais de Mme de Chuignes.
  2. Noèle-Adélaïde-Gabrielle d’Ainval veuve de Louis-Marc de Gueully de Rumigny, et son fils Louis-Gabriel-Philippe-Augustin de Gueully, marquis de Rumigny (Inv. de la Somme, B, 46, 279, 455). C’est à cette famille qu’appartient Marie-Hippolyte Gueully, comte de Rumigny, ambassadeur sous la Monarchie de Juillet (Fr. Masson. Le département des Aff. étrang. pendant la Révol., p. 473).
  3. La maison de Mailly, si connue, était de Picardie.