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§ 8.

Installée dans sa prison, Madame Roland commence ses Mémoires et, dès les premières pages, apparaît la double préoccupation qui l’obsède : « Je me reprochai presque d’être paisible, en songeant à l’inquiétude de ceux qui m’étaient attachés et, me représentant les angoisses de tel ou tel, je sentis un serrement de cœur inexprimable ». (I, 33.) Tel ou tel ? Buzot ou Roland ? L’un et l’autre, car son âme se partage entre eux.

Vers le 20 juin, elle savait que Roland était parvenu à Rouen, où il avait trouvé un asile chez ses vieilles amies, les demoiselles Malortie, et que Buzot, après être arrivé le 4 à Évreux, qu’il avait insurgé contre la Convention, en était reparti vers le 10, pour aller à Caen poursuivre le même dessein[1]. Le 22 juin, elle reçoit enfin deux lettres de lui, apportées par la bonne Mme  Goussard, femme d’un compatriote et ami de Brissot et de Pétion[2], et elle lui répond par la même intermédiaire. Voilà donc déjà une confidente du secret. Barbaroux, qui s’est évadé de Paris le 12, qui a rejoint le 15 Buzot à Caen, va aussi être un des dépositaires. Le jour même de son arrivée à Caen, il écrit à Perret pour s’informer de Madame Roland et ajoute : « Je te remets ci-joint une lettre que nous écrivons à cette estimable citoyenne ; je n’ai pas besoin de te dire que toi seul peu remplir cette importante commission… » On sent que la lettre a été écrite sous les yeus de Buzot, qui n’a pu rien cacher à son compagnon d’armes[3]. Pétion aussi, par les mains duquel passeront les lettres écrites de Caen par Buzot et Barbaroux, ne pourra rien ignorer[4], d’autant plus qu’il a déjà eu les confidences de Roland. De même pour Vallée, qui apporte à Sainte-Pélagie, le 5 juillet, deux lettres de Buzot (voir lettre 540), ainsi que pour Louvet, dont la femme, allant et venant de Paris à Caen, va servir à son tour d’intermédiaire pour la correspondance. Il y fait d’ailleurs, dans ses Mémoires (éd. Aulard, I, 220), une allusion bien directe : « Pauvre Buzot ! il emportait au fond du cœur des chagrins bien amers, que je connais seul, et que je ne dois jamais révéler ». Si on y ajoute Jérôme Letellier, l’ami d’Évreux auquel Buzot, avant de partir pour Caen, avait laissé ses papiers intimes, et le grave Champagneux auquel Madame Roland dut nécessairement se confier alors, puisque c’est par lui qu’elle travaillait à désarmer le ressentiment de Roland contre Buzot, — si l’on n’oublie d’ailleurs ni Bosc, ni Lanthenas, ni l’humble sœur Agathe (voir lettre 542), ni Mentelle, le dernier confident, on trouve au moins dix personnes qui surent le secret. Mais la fidélité des une était à toute épreuve, et la mort des autres, moins d’une année après, garantit leur silence. C’est ainsi que, durant plus de soixante-dix ans (1793-1864), la curiosité des historiens, entrevoyant, dans les aveux voilés des Mémoires, une « tardive et déchirante passion de cœur »[5] mais ne sachant pour qui, s’égara entre Servan[6], Bancal des Issarts, et surtout Barbaroux.

  1. Boivin-Champeaux, Notices historiques sur la Révolution dans le département de l’Eure, t. II, p. 1-12.
  2. Cf. sur Mme  Goussard, Mémoires, I, 203.
  3. Cf. la tradition recueillie par M. Dauban, Mémoires de Buzot, Pétion, Barbaroux, p. 492.
  4. M. Dauban, op. cit., p. 124 et 157, l’établit par des rapprochements qui nous semblent concluants.
  5. Sainte-Beuve, Introd. aux Lettres à Bancal.
  6. C’est Dumouriez qui, dans ses Mémoires (éd. Didot, 1848, p. 339), représenta, le premier, Servan comme amoureux de Madame Roland. Il semble que ce fût la légende des ad-