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santé de la maman et la saison, et cet ensemble que vous jugez maintenant, ne me permettent point de profiter de vos bontés. Je ne vous dis pas combien j’y suis sensible, mais je puis vous avouer que j’y ai moins de regret, vu le peu d’aptitude de mon enfant à en profiter. C’est un être bon, mais apathique, et qui n’aura ni vices, ni vertus. Quant à Mme G. Ch. [Grandchamp], je vais vous dire ce qui en est : elle a douze cents livres de pension ; le jeune homme qu’elle élève est le fils de G[rand-]Pré, qui vit chez elle et qui a une place de mille écus ; mais ils se gênent ensemble pour payer les dettes que cet honnête infortuné a contractées dans un temps encore plus malheureux, de manière qu’avec un petit revenu déterminé ils sont presque misérables. Voilà ce que je sais ; ce n’est pas à moi ensuite à juger entre vous, car, enfin, vous êtes, je crois, trop honnête homme aussi pour être riche.

Je vous envoie encore un cahier, et je tâcherai de tirer[1] ce qui précède ; ce sera, comme vous dites, mes confessions, car je n’y veux rien céler ; mais la fin ne pourrait pas être publiée si tôt. Au reste, lorsque vous parlez d’Amérique, vous chatouillez mes oreilles ; c’est bien là que j’ambitionnerais de me transporter si je redevenais libre, mais je n’espère point en recouvrer la faculté. Je me crois perdue ; sans cette croyance, je ne prendrais pas la peine de me confesser ; on ne songe guère à laisser des souvenirs, lorsque l’on espère pouvoir y donner matière. Je ne veux point voir les cahiers de B. [Brissot][2] que lorsque vous en auriez un double ; il y a toujours du danger dans les transports et il ne faut pas risquer une perte irréparable. Mon père ne m’a pas vue du tout rue des Petits-Champs[3], je l’ai perdu il y a plusieurs années ; mais vous saurez tout cela.

  1. Tirer, c’est-à-dire tirer de quelque cachette de sa prison. — Voir Mémoires, I, 201-238, et II, 109.
  2. Il s’agit évidemment des Mémoires de Brissot, qu’a publiés M. de Montrol en 1830-1832 (4 vol. in-8o). Celui-ci nous apprend lui-même, dans sa préface p. xix, que Mentelle en avait été le dépositaire :« Les manuscrits de Brissot étaient connus de tous les amis de sa famille. Ils ont été longtemps entre les mains de Mentelle, membre de l’institut… » Il donne d’ailleurs, en plusieurs endroits, des notes ajoutées par Mentelle au manuscrit.
  3. C’est-à-dire dans l’Hôtel du ministère de l’Intérieur.