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vu bien davantage ! Demandez-lui ; qu’il mette la main sur sa conscience, et vous verrez s’il pourra vous dire du mal de moi.

Robespierre, si je me trompe, je vous mets à même de me le prouver, c’est à vous que je répète ce que j’ai dit de votre personne, et je veux charger votre ami d’une lettre que la rigueur de mes gardiens laissera peu-être passer en faveur de celui à qui elle est adressée.

Je ne vous écris pas pour vous prier, vous l’imaginez bien ; je n’ai jamais prié personne, et certes ! ce n’est pas d’une prison que je commencerais de le faire à l’égard de quiconque me tient en son pouvoir. La prière est faite pour les coupables ou les esclaves ; l’innocence témoigne, et c’est bien assez ; où elle se plaint, et elle en a le droit, dès qu’elle est vexée. Mais la plainte même ne convient pas ; je sais souffrir et ne m’étonner de rien. Je sais d’ailleurs qu’à la naissance des républiques, des révolutions presque inévitables, qu’expliquent trop les passions humaines, exposent souvent ceux qui servirent mieux leur pays à demeurer victimes de leur zèle et de l’erreur de leurs contemporains. Ils ont pour consolation leur conscience, et l’histoire pour vengeur.

Mais par quelle singularité, moi, femme, qui ne puis faire que des vœux, suis-je exposée aux orages qui ne tombent ordinairement que sur les individus agissants, et quel sort m’est donc réservé ?

Voilà deux questions que je vous adresse.

Je les regarde comme peu importantes en elles-mêmes et par rapport à moi personnellement. Qu’est-ce qu’une fourmi de plus ou de moins, écrasée par le pied de l’éléphant, considérée dans le système du monde ? Mais elles sont infiniment intéressantes par leurs rapports avec la liberté présente et le bonheur futur de mon pays ; car si l’on confond indifféremment avec ses ennemis déclarés ses défenseurs et ses amis avoués, si l’on assimile au même traitement l’égoïste dangereux ou l’aristocrate perfide avec le citoyen fidèle et le patriote généreux, si la femme honnête et sensible qui s’honore d’avoir une patrie, qui lui fit dans sa modeste retraite ou dans ses différentes situations les sacrifices dont elle est capable, se trouve punie avec la femme orgueilleuse ou légère qui maudit l’égalité[1], assurément la justice et la liberté ne règnent point encore, et le bonheur à venir est douteux !

Je ne parlerai point ici de mon vénérable mari ; il fallait rapporter ses comptes

  1. Il est difficile, étant donné la date de cette lettre (14 octobre), de ne pas voir là une allusion, indigne de Madame Roland, à Marie-Antoinette. L’interrogatoire de la reine devant le tribunal révolutionnaire a eu lieu le 12, son arrêt de mise en accusation est