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m’ont jamais vue, et je défie ceux qui m’ont abordée de ne pas m’accorder leur estime, même Robespierre et Danton, qui, probablement, savent pourquoi je suis prisonnière. Serai-je détenue à défaut de mon mari ? Ce serait un échange ridicule et barbare qui ne mènerait à rien. Suis-je gardée comme otage ? Je pourrais l’être chez moi, sous caution. On sait bien d’ailleurs que Roland n’est point à Lyon, et le faux bruit répandu à cet égard n’a jamais été qu’un vain prétexte. Suis-je suspecte ? À quel titre ? Le doute autorise-t-il à courir les risques d’opprimer ? Et si l’on me croyait dangereuse, l’injonction de rester chez moi sous la surveillance de ma section ne serait-elle pas suffisante ? Enfin, suis-je criminelle à mon insu ? Qu’on m’apprenne de quoi, et que je sois légalement jugée. Quatre mois de détention ne me donnent que trop le droit de demander de quoi je suis punie. Cependant ce long intervalle passé dans le rude exercice du courage, sans qu’il me soit permis de prendre aucun autre exercice pour ma santé, se prolonge encore en altérant celle-ci ; privée d’un modeste revenu qui tient à la personne de mon mari, et qui, augmenté par notre travail commun, suffisait à notre existence, je n’ai pas même la faculté d’employer mes hardes pour mon usage, ni de les vendre pour en faire servir le prix à mes besoins. Elles sont sous les scellés assurément fort inutiles, puisqu’ils ont été réapposés fort peu après que la Convention les avait fait lever en examinant nos papiers[1]. De quel augure peut être pour la liberté de mon pays une telle conduite à l’égard de ceux qui l’adorent ? Ce doute est plus triste que ma situation même. Dans l’isolement où je vis, je me suis persuadée, à l’arrivée de trois personnes, que la vigilance et l’équité de quelque autorité faisaient faire cette visite ; mais nulle question ne m’a fait apercevoir l’intérêt de s’instruire ou de consoler. Je me demande si j’ai été l’objet d’une curiosité cruelle, ou si je suis une victime qu’on soit venu reconnaître et compter.

Pardon, si je vous blesse en m’adressant à vous pour le savoir, mais vous êtes le seul dont le nom me soit connu, et quoi que l’erreur ou la malveillance me prépare, j’aime mieux le prévoir que l’ignorer. Soyez assez franc pour m’en faire part, c’est ma première et mon unique question.

  1. C’est dans la nuit du 31 mars au 1er avril 1793 que le Comité de Défense générale avait décidé de faire apposer les scellés « sur les papiers du citoyen Roland, ministre de l’Intérieur. » (Aulard, Recueil des actes du Comité de Salut public, II, 592) et dans la séance du 7 avril que la Convention, à la requête de Roland, avait autorisé la levée des scellés (P.V.C., 7 avril).