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de l’atteindre qui puisse servir de base aux résolutions et de guide dans les démarches.

Paris est dans une grande agitation dont on calculerait difficilement les suites. Vous avez su le départ du Roi[1] le 18, l’opposition du peuple, la force d’inertie des gardes nationales, la nécessité pour le Roi de renoncer au départ, le dépit de la Reine, les frayeurs de la Cour d’où s’est ensuivie la fameuse lettre de Montmorin[2] aux ambassadeurs chez les puissances étrangères ; lettre extrême, hypocrite, qui donne la mesure de la crainte, de la faiblesse et de la dissimulation des traîtres du ministère. Lafayette avait donné sa démission, on l’a pressé de reprendre le commandement ; il a accepté : grandes félicitations, et nouvel éclat. À ce moment de prospérité, à ce renouvellement de faveur, le premier usage qu’il a fait de son autorité, c’est de casser la compagnie soldée des grenadiers (ces braves gardes françaises) qui se sont montrés opposants au départ du Roi et qui ont désobéi à leur commandant, lorsqu’il leur a ordonné de déployer la force contre leurs concitoyens et leurs frères. Je ne voudrais pas juger le général que vous admirez et croyez sincère, mais cet acte me paraît impolitique : il met tout Paris en fermentation.

Les malheureux cassés se comportent à merveille : ils restent et pleurent dans leurs casernes ; mais leurs amis, leurs concitoyens vont gémir avec eux et s’indigner contre le traitement qu’ils ont enduré. Partie de la garde nationale s’émeut et frémit ; le peuple s’inquiète, les groupes se forment au Palais-Royal.

Lafayette perd tous les jours la confiance qu’on lui avait accordée ; il court a l’oubli ou à la mort ; il est presque impossible qu’il se soutienne. L’un de ses aides-majors, Parisot, vient de faire un guet-apens à Carra, j’ai presque dit un assassinat, et rien n’y ressemble davantage que son procédé.

D’autre part, l’augmentation du prix de l’argent tourmente les esprits ; les ouvriers s’assemblent pour demander une augmentation de main-d’œuvre ; le moment est fort orageux. Des nouvelles arrivées des frontières détruisent la sécurité que de précédentes avaient inspirée ; il parait que le licenciement de

  1. Pour Saint-Cloud.
  2. Le 23 avril, M. de Montmorin avait communiqué à l’Assemblée, au nom du Roi, une lettre adressée à nos ambassadeurs près les cours étrangères. Cette lettre faisait un éloge affecté de la Constitution, et rejetait comme une « calomnie atroce » l’assertion que le Roi n’était pas libre. Mais Madame Roland avait raison d’y voir une hypocrisie, puisque nous savons aujourd’hui que des dépêches secrètes contredisaient la lettre officielle (Sorel, II, 188).