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LETTRES DE MADAME ROLAND

sentir plus d’une fois la longueur de l’intervalle en même temps que les retards nécessités par mes occupations. Il me semble, ma bonne amie, que tu n’envisages point les choses telles qu’elles sont, lorsque tu m’attribues le projet de rompre l’habitude de m’entretenir avec toi de mille choses courantes et journalières. On ne projette point cela, mais on le fait nécessairement d’après le nouveau train de vie et d’affaires que fait prendre ma situation. Tu ne t’accordes point du tout avec toi-même en concevant d’une part combien je dois trouver les journées courtes, et t’étonnant de l’autre de la rapidité de mes communications. Tu veux que j’attende le moment de mon cœur pour t’écrire : en vérité, tu mets les choses à la renverse ; je n’attends jamais après mon cœur pour rien de ce qui peut l’intéresser, mais c’est à lui d’attendre mon loisir pour s’exprimer, et tu lui dois une bonne réparation pour l’avoir ainsi accusé d’indifférence et d’oubli à ton sujet. Je vois peu ta sœur, mais très peu, malgré notre voisinage[1] ; visites rares, quelquefois nulles, faute de se rencontrer, éloignant les instants où l’on se retrouve ; sa santé ne me paraît pas se rétablir aussi complètement que nous pouvons le souhaiter. La mienne est telle que tu la connais ; celle de mon mari, quelquefois altérée par le travail, comme tu sais aussi. J’ignore toujours le moment où j’irai te rejoindre ; il est très vrai que je passerai à Vincennes le temps que je pourrai rester seule jusqu’au voyage de Beaujolais, s’il se fait ; car c’est dans l’ordre des possibles et des projets, mais non des choses arrêtées, et tu te plains fort gratuitement de ne rien savoir de positif à cet égard, puisque je n’en sais pas davantage moi-même, aucun départ n’étant encore fixé. Je ne puis non plus t’instruire de ce qui sera, que je ne pouvais te prévenir d’avance de mes lettres à Amiens, puisqu’elles furent des réponses aux honnêtetés qu’on m’adressa. Cependant l’imprévu ne m’effraya pas : je présumai que M. Roland pouvait connaître assez bien son monde pour que ses avis me guidassent sûrement ; ne pouvant d’ailleurs désirer d’approbation étrangère que pour justifier son choix, dans tous les cas, et mériter la sienne : en ayant celle-ci d’avance, je suis tranquille sur l’autre. Tu me parais trembler que je ne fasse peur ; rassure-toi, ma bonne amie ; me vis-tu jamais ce ton tranchant qui impatiente ou humilie les autres ? Il se pourrait, au contraire, que l’espèce de timidité qui m’est naturelle, et que la vie solitaire m’a conservée, fit prendre

  1. Nous avons dit que le frère d’Henriette et de Sophie, Cannet de Sélincourt, avocat à Paris, demeurait alors dans la rue du Fouarre (Almanach royal de 1780, p. 354), toute voisine de l’hôtel de Lyon. Il est probable, puisque Madame Roland parle ici de « voisinage », qu’Henriette était descendue chez lui.