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LE NUMÉRO 145.

encore, et du fond de sa berline il regarde cette belle pêche d’un air de roi… Or vous n’ignorez pas, Printemps, que si la marquise a hérité de cet amour singulier de son singe pour la chasse de la tortue, le caïman, personnage assez vorace de son fait, n’y renonce pas pour cela. Donc, pas plus tard qu’avant-hier, en se livrant à ce dangereux plaisir par ordre de Mme la marquise, quatre de mes négrillons effarouchèrent la femelle d’un caïman, surprise au milieu de ses œufs, et la firent crier… À l’instant les malheureux en virent une véritable armée accourir de tous les points et fendre l’onde en silence, si bien que M. le marquis Maurice s’est blotti d’effroi contre son ami le mulâtre. Mes noirs voulaient fuir, mais le plaisir de la marquise aurait été incomplet ; elle était alors dans sa calèche avec M. de Rohan, notre nouveau gouverneur, qui cria aux nègres de continuer et lança lui-même le harpon au milieu du groupe… Ce harpon rebroussa, et ce fut alors une épouvantable boucherie… Les caïmans avaient glissé adroitement sous l’eau, monsieur Printemps, ni plus ni moins que je glisse ma main sous cet oreiller ; mais rassemblés en embuscade au milieu de ces laîches très-fourrés, ils se jetèrent bientôt un à un sur leurs victimes. Vainement les hommes de notre suite leur lâchèrent-ils une bordée de coups de fusil ; le jour baissait, et nous n’entendîmes plus bientôt que le bruit aigu de leurs dents… Puis la berge reprit son silence…

Quatre négrillons de perdus, monsieur Printemps, et le tout pour un dîner !


II.
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