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TIO-BLAS.

en route avant d’avoir reçu de vous une première lettre ; il me tardait de subir le contre-coup de ma nouvelle : l’impression de cette mort sur votre esprit m’inquiétait. Le silence que je vous vis garder me parut inexplicable ; je m’épuisai en conjectures pour l’excuser, je me fis une loi sévère d’attendre encore : pendant ce temps les remords obsédaient mon cœur et le rongeaient. N’allez pas croire que je pusse dormir une heure seulement dans mon hamac, sous mon toit : je passais des nuits entières couché dans mon manteau, au pied des mornes… Souvent les oiseaux lançaient des cris lugubres autour de moi ; le sifflement des serpens ou des chauves-souris m’arrachait à un demi-sommeil ; et alors, le front baigné de sueur, le visage en feu, je me dressais debout ; puis je courais chez moi me laver les mains à la fontaine : je croyais toujours trouver du sang à ces mains !…

« La fièvre, cette hyène qui rôdait autour de moi, m’étreignit si bien qu’à la fin je succombai. Je restai deux mois sous sa serre brûlante, à peine soigné par un mulâtre qui était mon domestique, rêvant de ce dont les damnés doivent rêver, vous appelant, ainsi que lui, dans mes nuits de douleur et de rage. Une fois, je vous vis guidant vers moi les soldats du gouverneur ; il y avait un homme à qui vous donniez le bras, et cet homme, je crus le reconnaître… Il me regardait en souriant de pitié et en me montrant du doigt un spectacle terrible de mon enfance, dont j’avais gardé souvenir, c’était le bras desséché d’un chef de brigands supplicié près des roches d’Anduxar par ordre du roi d’Espagne. Il arrachait