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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

« Tout d’un coup, me voyant muet, il fit un effort sur lui-même et s’écria :

« — Eh bien, sir Crafton, j’y suis résolu, je pars demain pour la Guadeloupe !

« — À la bonne heure, répondit le capitaine en buvant un verre de rhum.

« Il avait annoncé ce départ à sir Crafton d’un ton de voix si ferme que je pâlis moi-même rien qu’à l’entendre… Je craignis qu’il n’échappât… L’infernale ronde qui s’agitait autour de nous durait encore ; c’était une rotation à donner le vertige, un pêle-mêle nocturne et terrible, dans lequel j’apercevais çà et là les grands yeux blancs de mes nègres, le plumet des officiers anglais, la figure des marchands et les mouvemens animés des mulâtresses… Toute cette vapeur me montait insensiblement au cerveau, l’atmosphère était imprégnée de vices, de meurtre, de guet-apens. Mon regard demeurait fixe, ma tête pesante, je ne pouvais croire encore à ce que je venais d’entendre ; ce fut seulement alors que je m’aperçus qu’il m’avait tourné le dos…

« Il causait avec sir Crafton en lui montrant un portrait enrichi d’un cercle de perles…

« — Senor capitan, dit un nègre en s’avançant, voici un facteur noir qui veut vous entretenir. Vous savez, ajouta-t-il à voix basse et en se penchant à l’oreille du capitaine, que s’il vous offre en causant des bananes trempées dans l’huile, ou tout autre mets, vous n’avez pas le droit de les refuser. Nous sommes ici à la Concha ; c’est la règle, ce serait faire insulte à la société…