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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

comme si le dard de quelque aspic m’eût touché, puis je retombai pesamment sur ma chaise de paille… Si le capitaine ne l’eût pas prononcé, ce nom, je n’eusse jamais reconnu peut-être l’infortuné qui le portait : sa pâleur était devenue effrayante, c’était celle d’un alchimiste fatigué d’user sa vie à un souffle stérile devant des creusets menteurs. Il me regardait sans me reconnaître davantage sans doute, car moi aussi j’étais changé ! Le capitaine, qui m’avait souvent pris à son bord sous le nom de Tio-Blas, me le présenta comme un de ses amis qui désirait emprunter pour une affaire. J’écoutai sans répondre, je parus indifférent. Il entrait dans mon plan que ce rival, dont vous m’aviez tant parlé, distillât goutte à goutte devant moi toute sa vie ; que sa jalousie, dont vous m’aviez fait un tableau si noir et si chargé, se fît jour devant moi par quelque issue ; je me nommai, je lui promis de l’aider. Mon nom lui revint à la mémoire, il me regarda, il prit ma main ; la sienne était inondée d’une sueur froide…

« — Vous m’avez vu à la Guadeloupe, me dit-il, je puis me confier à vous, je suis ruiné ! Comme autant de brins de paille jetés au feu, j’ai consumé une à une les heures de ma vie, tantôt à des projets de fortune formés pour elle, tantôt à des emprunts que je ne pouvais soutenir. Elle, toujours elle ! oui, je l’aime, mais d’un amour saint et profond, d’un amour que j’ai ressenti s’accroître encore par l’absence ! Oh ! les témoignages de sa tendresse ne m’ont point manqué, elle m’aime ; la naissance d’un fils n’a-t-elle point scellé notre bonheur ? Je voudrais racheter son