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LE CHEVALIER DE SAINT-GEORGES.

avoir lieu, Mme de Langey venait-elle accomplir une vaine formalité, ou bien suivait-elle une inspiration religieuse de sa conscience ? La question était facile à résoudre. La religion chrétienne, si féconde en poétiques aspects, n’avait guère plus d’influence alors sur l’esprit des créoles de Saint-Domingue que sur celui des Américains d’aujourd’hui. Hors la partie espagnole, qui avait conservé les pompes du culte dans des églises aussi ornées que ses maisons étaient pauvres, quel pouvoir à Saint-Domingue eût songé à relever une religion exposée en France à tous les pamphlets amers des philosophes, outragée, battue en brèche par des écrits qui avaient la prétention d’être lus et commentés jusque dans les îles ? Ce germe divin de perfectibilité pour toutes les classes, les suzerains et maîtres des noirs avaient plutôt intérêt à le laisser périr ; il devenait un contrepoids de leur pouvoir du jour où il fécondait l’intelligence des esclaves. La religion chrétienne devait paraître, en effet, une puissance dangereuse dans un pays où elle parlait de l’âme à des opprimés qui ne s’y croyaient possesseurs que d’un corps : la loi civile avait beau déclarer ces hommes une denrée et une chose, la loi chrétienne les instruisait d’une autre chose et d’une autre denrée non vendue, l’intelligence ! L’Église, mère tendre, donnait aux esclaves l’instruction que leur refusaient leurs maîtres : en regard de la philosophie avare du dix-huitième siècle, philosophie écrasante pour eux, elle seule, vraiment philosophe et libérale, ouvrait à leurs désirs, jusque-là comprimés, le chemin des facultés humaines. Le