Page:Rodenbach - L’Élite, 1899.djvu/253

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ces figures des tableaux de M. Carrière, il semble qu’on ne les contemple pas elles-mêmes, mais seulement leur reflet. Elles sont comme aperçues dans un miroir, comme aperçues dans l’eau, dont c’est le propre de se prolonger au delà d’elle-même, d’ajouter de l’infini aux mirages qu’elle absorbe. Elles apparaissent dans un recul — est-ce d’espace ou de temps ? Sont-elles en exil ou déjà posthumes ? Le peintre les voit comme on voit les êtres dans l’absence, comme on les voit dans la mort. « Je n’aime que ce que garde le souvenir », dit-il. Et c’est cela seulement qu’il peint : ce qui reste des êtres dans la mémoire, c’est-à-dire le songe d’eux-mêmes, moins ce qu’ils sont que ce que nous les voulions, avec des traits épurés, et comme situés à la ligne d’horizon du temps et de l’éternité.

C’est pourquoi même ses « nus », des nus d’une beauté souveraine, n’ont plus rien de charnel, encore moins de sexuel. Ces femmes, dont le geste abdique jusqu’à leur dernier linge, ont l’air simplement de se déshabiller de la vie et de rentrer dans la Nature.

La Nature éternelle, voilà la bonne conseillère où M. Carrière s’inspire. Il n’a fait que regarder autour de lui. C’est son propre foyer qu’il a transsubstantié en art. Il a tout simplement utilisé la compagne de sa vie, aux nobles