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Les aveugles ont une ouïe spécialement aiguisée, et aussi les très myopes, comme Alphonse Daudet. Précieuse faculté pour un romancier de vie et de réalité. Il va écouter, au lieu de voir. Les voix renseignent plus peut-être que les visages. Ceux-ci livrent leurs sourires ou leurs grimaces, tout leur mobile clavier. Celles-là ont aussi des expressions qui les trahissent, et davantage. On parle avec la voix changée. On parle avec une voix de la couleur de sa vie. Est-ce que les religieuses n’ont pas une voix blanche comme leur cornette ?

Le romancier écoute ; il voit aussi, mais il écoute surtout ; il prend des notes sur ce qu’il entend, d’autant mieux qu’il voit moins bien ; et c’est alors le mot topique, les ridicules de pensée saisis dans une intonation, la hâblerie perçue par un grossissement qui échapperait à d’autres, le mensonge reconnu à une nuance, quelque chose comme un demi-ton trop haut, car la voix qui ment se hausse un peu, comme pour s’enhardir, se donner raison à elle-même.

Ainsi Alphonse Daudet se mit à écouter la vie, à regarder la vie. Il devint un observateur réceptif, sagace. Non seulement il perçoit tout, mais il perçoit vite. Son observation est instantanée. Il a le coup de foudre en matière de documents. « Je prenais déjà des notes dans les escaliers, » disait-il un jour, au retour d’un dîner