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coup un écrivain français, un romancier de mœurs où le poète de Provence survit et transparaît. Il se produisit, entre les deux, après ce début : les Amoureuses, une transition : ce sont les délicieuses Lettres de mon moulin écho des choses quittées, rythmes mal dénoués, étape intermédiaire, fantaisies qui voisinaient encore avec les poèmes. Mais il n’y avait pas que la poésie. Il y avait la vie. Alphonse Daudet se mit à regarder la vie.

L’observateur intervint dans le poète. Or l’observateur était myope. Petit fait, et qui semble insignifiant, mais fait décisif. De tels détails suffisent parfois à marquer tout un talent. Ils en font partie. C’est le cas pour Alphonse Daudet : de voir mal, il regarda mieux. Et puis il y a ceci : lorsqu’un des sens est altéré, les autres se sensibilisent et s’affinent. On en juge chez les aveugles qui, eux, ont les yeux nuls. Il s’établit une compensation, un profit proportionnel pour les autres sens. Ceux-ci rattrapent tout ce que la vue perd. Le spectacle de l’univers perçu seulement par quatre sens demeure aussi varié, et même coloré que s’il était également aperçu par les yeux. Le total des jouissances sensorielles est le même. C’est ici que se prouvent les fameuses « correspondances » précisées par Baudelaire. Et dans ces réciprocités, c’est l’ouïe surtout qui supplée à la vue.