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fuse intuition. Je la suivais de mes pensées ; sa tristesse, en se répercutant en moi, jetait une teinte de deuil sur le monde dont je faisais la découverte. Dans toutes mes lettres à ma famille, je demandais de ses nouvelles. On me répondait qu’elle était faible et malade et qu’elle ne se consolait pas. Puis, un jour, mon père m’écrivit qu’elle venait de s’éteindre subitement, enlevée par la rupture d’un anévrisme. La mort la frappait là même où elle avait souffert : au cœur ; du moins y mit-elle quelque douceur : elle fut subite ; l’être gracieux dont l’âme avait été broyée par de telles cruautés ne connut pas les affres de l’agonie. Je sus que, la veille de sa mort, elle avait parlé de moi ; je jouais un petit rôle dans sa pauvre vie ; à ses yeux, un vestige du frêle enfant perdu subsistait dans le filleul qui avait partagé ses leçons et fait le coup de poing pour sa défense. Quant à moi, cette mort fut mon premier grand chagrin : il me sembla que quelque chose de très beau, de très bon, de très pur et de rare venait de s’éloigner du monde, désormais attristé et enlaidi. Je pris ma ville natale en exécration : j’ai eu beaucoup de peine à lui pardonner.

M. Marian, dont l’esprit se brouillait de plus en plus, s’aperçut à peine du nouveau coup qui le frappait : on l’emmena dans un asile de vieillards. Mlle  Éléo-