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au bout de la table, en d’éternelles robes grises qui la désolaient, parce qu’elle était coquette. Le gris étant la nuance de sa condition, il fallait bien qu’elle portât du gris, n’est-ce pas ? Ses fraîches couleurs, ses cheveux noirs, ses jolis yeux de velours s’en accommodaient comme ils pouvaient. Dans son genre, Annette était un personnage. On s’occupait énormément d’elle. On prenait chaque semaine la mesure de sa vertu. On commentait ses paroles, ses gestes, son air, à l’infini. J’ai bien entendu prononcer mille fois, avec une inquiétude où il y avait certainement plus de malveillance que de charité, cette phrase menaçante :

— Est-ce qu’Annette se gâterait ?

Et des lèvres minces se pinçaient, et des têtes sévères hochaient, et des yeux roulaient ou se levaient au plafond ; et cette mimique signifiait toujours :

« Si elle n’est pas encore gâtée, la pauvre fille, elle se gâtera. Cela ne peut manquer d’arriver. Nous perdons notre peine à vouloir la sauver ! »

Or, il arriva qu’un dimanche de Pâques, à l’église, la ville entière put constater qu’Annette avait posé son uniforme gris : elle portait une robe claire, une robe de jaconas, une robe à fond blanc semé de petits bouquets, et elle avait des fleurs à son chapeau ! Le service en fut troublé. À la sortie, on ne parla pas d’autre chose :