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LES FANTÔMES BLANCS

— Êtes-vous prêt à partir demain, monsieur Baptiste ? demanda la jeune fille.

— Oui, mam’zelle, au p’tit jour, si vous êtes parée.

— Je le serai, dit Marguerite, amusée par le mot du vieux marin qui la traitait tout comme si elle eut été sa goélette.

Le lendemain soir, nos voyageurs mettaient le pied sur le quai où la petite goélette avait l’habitude d’accoster. Les voitures étaient rares à cette heure, cependant, le père Baptiste finit par en trouver une qu’il amena tout triomphant à ses passagères.

— Cé pas la voiture à Monseigneur, dit-il, mais ça mène tout d’même.

— Prenez cette rue, dit Marguerite au cocher, je vous avertirai lorsque nous serons rendus.

La maison de M. Jordan se trouvait située, à peu près où sont aujourd’hui les magasins Paquet.

— C’est ici ! dit tout à coup la jeune, dont le cœur battait à se rompre. Elle mit deux écus dans la main du cocher :

— Voilà pour vous, mon ami, dit-elle en montant les marches du perron. Et, sans prendre le temps de frapper, elle ouvrit la porte et vint tomber dans les bras de Mme Jordan.

— Marguerite ! s’écria celle-ci, chère petite, d’où viens-tu ?…

— Marguerite ! répéta Lilian qui accourait à son tour. Quelle joie pour Harry et pour nous tous !

— Tu nous reviens pour de bon, cette fois ? dit M. Jordan en embrassant la jeune fille.

Maggy vint prendre Marguerite par le bras.

— Nanette m’a dit que vous n’aviez pas soupé ma chérie. Venez, vous causerez après.

Marguerite, entourée de toutes ces figures amies, sentait peu à peu se calmer ses nerfs. Elle se mit à table à côté de Nanette et mangea d’assez bon appétit.

Lorsqu’elle eut fini, on l’installa dans un fauteuil, et l’on se groupa autour d’elle.

— Tu dois avoir bien des choses à nous dire, dit Lilian en appuyant sa tête sur l’épaule de son amie.

La jeune fille n’eut pas le temps de répondre que la porte s’ouvrit, et Harry entra. En apercevant sa fiancée, il bondit vers elle :

— Marguerite !… ma chérie, vous m’êtes enfin rendue !… Quel bonheur !

— Oui, Marguerite qui revient pour ne plus vous quitter, répondit la jeune fille.

— Chère petite amie, murmura le jeune homme, en prenant place à côté de sa fiancée, n’avez-vous rien à nous apprendre ?

— La meilleure de toutes les nouvelles ! j’ai retrouvé Odette !…

— Odette ! mais où est-elle ? s’écrièrent toutes les voix.

— Odette est partie hier soir, avec messieurs de Seilhac et de Villarnay, et une vieille femme, la servante de celui-ci. Le capitaine Levaillant les conduit en France, où il retourne lui-même, après avoir passé l’hiver au Canada.

Devant la mine étonnée de ses auditeurs, Marguerite se mit à rire.

— Voyons, mes bons amis, ne me regardez pas avec de tels yeux, je ne suis pas folle. Écoutez-moi : Vous rappelez-vous de Bob ?

— Oui, dit M. Jordan, ce sauvage aux yeux bleus et dont la vie était pour nous un mystère.

— Il se nomme en réalité, le baron Robert de Kermor… C’est lui qui m’a fait retrouver Odette.

Et Marguerite commença le long récit que nos lecteurs connaissent. Tout le monde écoutait, presque religieusement, ce récit mouvementé qui mettait des larmes dans tous les yeux et rendait les respirations haletantes. Maggy même avait déserté sa cuisine et ne quittait pas la narrative des yeux.

— Pauvres Georges ! dit Harry, combien tout cela devait répugner à sa nature loyale ; mais il va retrouver sa famille et il a réussi à guérir Odette. Dieu le récompensera en lui donnant une fiancée.

— J’espère qu’il nous la ramènera bientôt, notre chère petite, soupira Mme Jordan. Comme nous allons être longtemps sans nouvelles.

— J’espère en avoir cet automne, répondit Marguerite. Le capitaine Levaillant est fatigué de sa vie aventureuse, il m’a dit qu’il avait l’intention de vendre son navire, afin de venir se fixer près de nous. S’il peut réaliser sa fortune au cours de l’été, il est tout probable que nous le verrons arriver avant l’hiver.

— Tu crois qu’Odette n’insistera pas pour le retenir ? dit Lily, elle l’aimait beaucoup.

— Je ne crois pas, elle a tout un personnel que Georges va installer dans son château. D’abord la vieille Angèle, une Canadienne dévouée comme Nanette et Maggy ; puis le père Yves, un vieux Breton qui ne voit rien de plus intéressant au monde que la demoiselle et M. de Kermor. Georges doit engager ce dernier à passer l’hiver avec eux, avant de continuer ses études. Il y a encore un jeune chasseur, du nom de Charlot, un loustic qui peut faire rire les pierres. Tout cela compose à notre chérie une cour assez imposante dont la comtesse sera la reine, et Mlle de Villarnay et Odette les princesses…

— Cela finit comme un conte de fée, dit Mme Jordan.

— Nous avons notre conte à terminer, nous aussi, dit Harry en riant. Comme je ne veux pas que ma princesse disparaisse encore une fois, nous ferons la noce le plus tôt possible.

— Va pour la noce, dit M. Jordan tout joyeux. Occupez-Vous des préparatifs, mes enfants, je me charge des frais.

Il était très tard ; on se sépara. Mais les deux jeunes filles qui partageaient la même chambre causèrent encore bien longtemps.

Un mois plus tard, le mariage eut lieu. Le général Murray et quelques officiers assistaient au repas de noce. Après les félicitations d’usage, M. Jordan dit au général en lui tendant la main.

— Qui aurait dit, général, lorsque nous avons visité Paris en compagnie de votre oncle Arold, qu’un jour nous devions nous retrouver ici ?… vous, l’un des vainqueurs, et moi l’un des vaincus…

Le général serra la main de son hôte.

— L’avenir est le secret de Dieu, dit-il, et souvent ses décrets divins déconcertent notre pauvre science humaine.

Un vieil officier, qui se tenait à l’écart, s’approcha de M. Jordan.