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LES FANTÔMES BLANCS

— Ma chère Ellen, dit-elle avec douceur, ne prenez pas cet air maussade avec votre oncle Murray ; il est très bon sous son air sévère. Songez qu’une grande partie de sa fortune va servir à payer les dettes de votre père. Pourquoi lui tenir rigueur ?

— Je le déteste ; sans lui, je serais aujourd’hui la femme de Laverdie, et je pourrais encore briller dans le monde

Mlle Leroy la considéra avec tristesse : elle la savait égoïste et frivole, mais elle avait toujours espérer qu’un jour ou l’autre le cœur se manifesterait chez cette nature avide seulement des jouissances du luxe. Elle voulut l’éprouver jusqu’au bout.

— Alors, ma chère Ellen, vous aimiez cet homme. Un sourire intraduisible passa sur les lèvres de la jeune fille.

— L’aimer ! dit-elle, vous ne pensez pas ce que vous dites, ma bonne. J’aimais sa richesse, sa position qu’il m’eût donnée dans le monde, mais lui, vous n’y pensez pas, continua-t-elle avec un peu de dépit, il ne tenait pas beaucoup à ce mariage puisqu’il est parti sans un mot d’adieu.

— Allez-vous accepter la proposition de votre oncle ?

— Oh ! oui, je n’ai qu’un désir : fuir au plus tôt cette ville qui m’a vue triomphante et enviée, m’en aller bien loin cacher ma misère et ma honte.

— Votre oncle est très bon, sa famille doit lui ressembler.

— Oui, parlons-en de sa famille : un écolier de 15 ans et une petite fille de 6, et ma tante d’une santé très faible, ce doit être gai dans cette maison ; mais n’importe, tout vaut mieux encore que le séjour de Londres après la ruine.

— Pauvre enfant ! murmura Mlle Leroy pour elle seule. Que va-t-elle devenir ? J’ai peur pour la tranquillité des siens et pour son âme. Mon Dieu, ayez pitié de cette enfant que j’aurais voulue toute à vous et que le monde m’a prise. Protégez-la, mon Dieu !

Quelques jours suffirent pour régler les affaires de la maison de banque. La ruine était complète, mais grâce à la générosité des deux frères, qui sacrifièrent la moitié de leur fortune en outre des pertes subies dans cette faillite, l’honneur fut sauvé.

— Ta fortune est trop amoindrie pour te charger seul de notre nièce, mon cher David, dit M. Murray ; je n’ai que moi à penser et j’ai certaines spéculations en vue qui rétabliront l’équilibre dans mes affaires. Laisse-moi payer une pension à Ellen, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une position du moins, car je n’entends pas qu’elle reste inactive.

— Soit, j’accepte, mon bon Arold, répondit M. O’Reilly, mais il vaut mieux qu’elle ignore cette générosité de ta part ; je placerai cet argent, si je puis m’en dispenser pour son entretien, cela lui constituera plus tard une petite dot.

— Bien pensé, mon ami, Ellen est orgueilleuse, elle ne voudra pas être à ta charge, alors elle cherchera dans le travail une indépendance relative.

— Allons la rejoindre et hâter les préparatifs, dit M. O’Reilly, j’ai hâte de me retrouver chez moi.

Deux jours plus tard. Ellen faisait ses adieux à M. Murray et à l’institutrice et prenait la route de Dublin.

Mlle Leroy retournait en France, et M. Murray dans sa ville de province où il allait essayer de reconstruire sa fortune.


CHAPITRE II
LES ORPHELINS.

Les voyageurs étaient attendus avec impatience par Mme O’Reilly et ses enfants. La petite Lilian surtout, se réjouissait d’avoir une grande cousine qui partagerait ses jeux. Son frère Harry, jeune garçon de 15 ans, très sérieux pour son âge, lui expliquait que sa cousine était une grande demoiselle qui ne devait plus s’occuper d’enfantillage, mais Lily, comme on la nommait le plus souvent, avait son idée fixe ; elle secoua sa tête aux longues boucles noires avec un air si sûr d’elle-même que son frère ne put s’empêcher de rire.

— Tu verras, dit-elle, comme je vais l’apprivoiser cette fière Ellen, il faudra bien qu’elle me gâte et qu’elle soit gentille avec maman, autrement je ne l’aimerai pas du tout.

Le jeune garçon soupira ; sa raison précoce l’avertissait que l’arrivée de cette parente inconnue sous le toit de ses parents serait loin d’ajouter au bonheur de la famille.

Enfin les voyageurs arrivèrent, un peu fatigués par la longue route ; M. O’Reilly fut tout heureux de se retrouver chez lui. Il embrassa sa femme et ses enfants, puis, se tournant vers sa nièce qui, pâle et froide sous ses longs voiles de deuil, était restée à l’écart, il lui dit avec son bon sourire :

— Venez embrasser votre tante et vos cousins, ma chère Ellen.

Mme O’Reilly tendit la main à la jeune fille.

— Soyez la bienvenue, mon enfant, dit-elle en posant un baiser sur le front d’Ellen ; j’espère que notre maison ne vous paraîtra pas trop monotone. Lilian, viens embrasser ta cousine.

Lily, qui regardait avec étonnement cette grande fille vêtue de noir, s’approcha d’un air timide. Ellen l’embrassa sur les deux joues.

— Voilà une bien jolie enfant, dit-elle.

Cette bonne parole amena un éclair de joie dans les yeux noirs d’Harry. À son tour, il vint souhaiter la bienvenue à sa cousine, puis il appela Maggy, la vieille servante, pour conduire Ellen à la chambre qui lui était destinée.

Cette chambre était jolie, assez richement meublée, mais combien différente de celle qu’elle avait habitée jusque-là. Elle eut un mouvement de dépit… Comment sortirait-elle de cette gêne ? À tout prix, il fallait voir le monde et, pour cela, se faire institutrice, donner des leçons dans quelque grande famille. Elle en parlerait à son oncle.

Avant de descendre pour le souper, Ellen jeta un coup d’œil sur la glace afin de réparer le désordre de sa coiffure : la glace lui renvoya sa radieuse image. Alors, la jeune fille eut un sourire de triomphe et descendit dans la salle à manger.

— J’espère que vous n’êtes pas trop fatiguée, ma chère Ellen, dit Mme O’Reilly en lui désignant un siège à côté d’elle.

— Non, ma tante, je ne ressens aucune fatigue, et je veux vous faire part, ainsi qu’à mon oncle, d’un projet qui m’est venu à l’idée