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LES FANTÔMES BLANCS

laient la mère Laponne. C’était une grande et forte commère, qui ne craignait rien, ni personne, excepté le bon Dieu, car elle était fort dévote. Elle travaillait tout le jour, pour qui voulait l’employer, et le soir, elle vendait de l’eau-de-vie aux gens du village. Comme la boisson était très rare, les « veillées » chez la mère Laponne étaient souvent « sèches » comme les gosiers prohibitionnistes… Mais on y venait quand même, quitte à se contenter de bière d’épinette. N’avait-on pas la ressource de jouer aux cartes, aux dames et de se conter des histoires impossibles.

Le soir où nous pénétrons chez la mère Laponne, un groupe composé d’une dizaine d’hommes se trouve réuni autour de la table où trône une cruche de taille imposante.

Naturellement, la conversation roulait sur les événements qui venaient de bouleverser la paroisse. La mère Laponne, les poings sur les hanches, pérorait au milieu du groupe, qui l’écoutait avec attention :

— Il s’en passe de belles dans la paroisse les amis, disait la veuve, c’est quasiment effrayant de voir les gens disparaître ainsi du jour au lendemain… Vous savez que j’suis pas peureuse !… Ben, croyez-moi si vous voulez, les frissons m’en passent sur la peau, quand je pense qu’on est pu en sûreté dans sa maison… Savez-vous que Mlle Marguerite, la fille à Mme Nadeau, et sa servante sont disparues depuis deux jours !

— Oui, on l’a entendu dire, répondit un des hommes ; mais c’est t’y vrai ça ? la mère.

— Si c’est vrai ! Ben q’trop, allez. On a ouvert la porte, on a trouvé les armoires vides, et tous les bijoux et l’argent disparus, et il paraît qui y en avait, tout ça est parti !… On ne m’ôtera pas de l’idée que les « Fantômes Blancs » sont pour quelque chose là d’dans.

— Bah ! dit Toinoche, c’est un nouveau tour du notaire Ménard, tout ça. Cet homme a porté malheur à la paroisse.

— Infernal bavard ! s’écria la veuve en colère, faut-y en avoir du toupet pour parler comme ça ? Mais tu sais ben, canaille d’ivrogne, que M. l’notaire n’est pas r’venu icitte, depuis l’automne dernier.

— Voyons, la mère, ne vous montez pas sur vos grands chevaux. Qui vous a dit qu’y a pas r’venu à la sourdine ! On l’connaît l’gas, et tout l’monde s’laisse pas enjôler par ses belles façons.

Un formidable éclat de rire ébranla la salle ; tous ceux qui étaient là, connaissait le penchant de la mère Laponne pour le notaire qui l’employait souvent pour l’ouvrage de sa maison.

— Tas d’canailles de polissons ! grommela la veuve en gagnant le haut de sa maison, comme je vous étranglerais tous, bande de langues vlimeuses !

— Ça veut dire rien de bon, c’t’affaire-là, mes enfants, dit le père Louison, un vieux à barbe grise. La fin du monde n’est pas loin, allez. On voit des choses trop effrayantes.

— C’est inquiétant tout de même, dit un autre. On n’avait jamais rien vu de pareil dans la paroisse, même pendant la guerre.

— La mère Laponne a raison, dit José, un grand gars qui fumait dans un coin. Ce sont les maudits fantômes qui sont la cause de tout. Vous vous rappelez, vous autres ? hein !… C’est pas longtemps après l’meutre, qu’on les a vus pour la première fois.

— Vous êtes un garçon d’esprit posé, dit alors la veuve qui descendait des hauteurs où elle avait passé sa colère. Vous n’accusez pas les honnêtes gens, vous, et on peut vous dire ce qu’on pense. Ben, j’cré que si on mettait la main sur ces espèces de loups-garous, et sur Bob l’Indien, toutes nos misères seraient finies.

— Bob rôde dans le pays depuis des années, dit le père Louison, on a jamais rien eu à lui reprocher.

— Pourtant il doit savoir quelque chose, répliqua la veuve, car on le voit presque toujours par ici, dans l’temps ousque les fantômes s’promènent. Si on pouvait le poigner, une bonne fois ; y faudrait bien qu’il parle.

— Ouida, ma commère, dit Toinoche en riant, vous en parlez à votre aise. C’est-y vous qui vous chargerez d’aller prendre Bob au collet ? J’voudrais ben vous y voir…

Le vieux Louison hocha sa tête grise.

— On badine pas avec ces choses-là, mes enfants, ça les attirent, voyez-vous !

— Vous êtes vieux, père Louison, riposta Toinoche, j’sommes pas peureux nous autres, les jeunes. On…

Il n’eut pas le temps d’achever… La porte de la maison venait de s’ouvrir, et la haute taille de Bob l’Indien se dressa devant les buveurs épouvantés.

Le brave Toinoche, lui-même, était devenu blanc comme un linge.

Sans paraître les remarquer, Bob se dirigea vers la maîtresse de la maison, et lui mit une pièce d’argent.

Celle-ci lui tendit une bouteille et il sortit aussi silencieusement qu’il était entré.

On se regarda un instant ; toutes les figures étaient blêmes et l’on aurait entendu voler une mouche.

Un coup de sifflet, qui déchira l’air, un instant après les fit s’approcher de la fenêtre.

Bob avait disparu, mais là-bas, découpant sur le ciel gris leurs silhouettes blanches, six ombres se voyaient vaguement sous la neige qui commençait à tomber.

— Hein ! qu’est-ce que je disais ! remarqua José dont les dents claquaient. Les autres se signèrent.

— C’est des loups-garous, mes enfants, dit le père Louison. On badine pas avec les loups-garous allez, c’est des hommes méchants qui prennent c’te forme après le soleil couché : Y fait pas bon de tomber dans leurs griffes, j’vous le dis !…

— M’est avis qu’on devrait aller s’coucher, dit un autre. J’aurais trop peur plus tard, si on les rencontrait…

— Allons, dit Toinoche, qui continuait à faire le brave quoiqu’il fut pâle à faire peur, c’est pas dangereux, tout ça… Buvons un coup, ça va nous r’monter l’Canayen…

On remplit, les gobelets qui furent vidés jusqu’à la dernière goutte.

— Une histoire, père Louison, dit l’un des hommes. Racontez-nous une histoire épeurante, une histoire de loup-garou.

Le père Louison ne se fit pas prier. Il ôta sa pipe de sa bouche, s’essuya les lèvres avec le