Page:Rochefort - Les fantômes blancs, 1923.djvu/85

Cette page a été validée par deux contributeurs.
83
LES FANTÔMES BLANCS

— Oh ! qu’il y a longtemps que je ne vous ai pas vus, dit-elle. D’où venez-vous donc, papa Yves ? Et vous, mon ami Bob, vous m’avez bien manqué tous les deux. Odette s’était transformée, la santé brillait sur son visage, ses yeux avaient perdu leur fixité morne, mais un voile existait encore entre elle et le passé.

Bob et ses compagnons du petit camp plaisaient beaucoup à la jeune fille. Les deux Bretons surtout l’amusaient par leurs naïves légendes de la vieille Armorique.

— Comment va la santé, mademoiselle Odette ? demanda Bob.

— Très bien, mon ami, mais je serais mieux encore si je pouvais me souvenir… Il y a quelque chose qui m’échappe… Oh ! si Marguerite était là !…

— Vous seriez heureuse de la revoir ? dit Robert tout bas.

— Oui, il y a si longtemps qu’elle est partie, et puis, lorsqu’elle sera là, je me souviendrais…

— Laissons le passé où il est, petite sœur, dit alors Georges. Ce long hiver touche à sa fin, et nous partons pour la France où de bons amis nous attendent.

— Et vous viendrez voir notre Bretagne mam’zelle Odette. Et l’on vous montrera nos dolmens et nos menhirs ; je vous conduirai au manoir, habitée autrefois par notre demoiselle Yvonne, que de grands malheurs ont frappée et dont la vieille demeure est maintenant déserte.

— Elle était jolie cette demoiselle Yvonne ? demanda la jeune fille soudain intéressée.

— Blonde comme vous, et des yeux de violette pareils à ceux de notre ami, Bob.

— Quel est le nom du manoir ? demanda Georges.

— Le manoir de Kermor.

Bob tressaillit et devint mortellement pâle, mais il se contint, et s’adressant à Georges :

— Je pars avec mes hommes pour une excursion de quelques jours. Je serai revenu lors du dernier voyage des chasseurs, j’espère ; si je ne reviens pas à temps, Marcel peut me remplacer. Bonsoir mademoiselle Odette. Bonsoir capitaine.

— Je vais avec vous au petit camp, dit Philippe. Tu permets Georges ?

— As-tu envie de les accompagner ?

— Peut-être… Si je ne reviens pas demain, sois sans inquiétude.

— Bon voyage, murmura le capitaine, un peu rassuré par la présence de Philippe sur le but de cette excursion mystérieuse, dont il ne savait pas le premier mot. « Mentez, il en restera toujours quelque chose, » a dit Voltaire.

Georges de Villarnay était brave, trop loyal pour être accessible aux suppositions malveillantes, mais les insinuations journalières du père Vincent le mettaient mal à l’aise. Sa responsabilité était si grande. Odette le regardait anxieuse.

— Tu as quelque chose qui te contrarie, Paul ?

— Non, ma chérie, mais tu comprends que je sois préoccupé un peu. Il y a tant de choses à préparer pour le départ.

— Tu emmènes ma bonne Angèle ?

— Si elle y consent, je ne demande pas mieux, dit Georges avec un clin d’œil significatif à la vieille fille.

— Je n’ai pas de parents dit celle-ci, personne ne s’inquiétera de moi ; je vous suivrai au bout du monde, ma petite mignonne.

— Nous sommes d’accord, Odette. Va dormir à présent, il est dix heures. Beaux rêves, petite sœur.

Les deux femmes disparurent derrière le rideau de toile qui fermait leur chambre, et le capitaine se jeta sur son lit.

On causait gaiement sur la route du petit camp. Philippe et Corentin racontaient des histoires impossibles, de sorte que le trajet ne parut pas trop long aux deux boute-en-train.

Jacques, le Normand, les attendaient près du poêle.

— Ainsi, père Yves, dit Bob lorsque tout le monde fut assis, vous avez connu Mlle de Kermor ?

— Pourquoi me demander cela ? dit le Breton en se levant, tout pâle.

— Je suis son fils… dit simplement Bob.

— Ah ? ma doué ! s’écria Yves en sautant au cou du jeune homme, le fils de ma compagne d’enfance que j’ai tant pleurée…

— Oui, mon ami, c’est une longue histoire, qui vous expliquera combien était difficile mon rôle de sauvage.

On fit cercle autour de Bob, et l’on écouta avec attention ce long récit. Bob glissa légèrement sur son intrigue avec l’espionne, mais il avait prononcé le nom de Mme Merville, et Philippe demanda :

— Ainsi, cette femme a causé votre malheur ; savez-vous ce qu’elle est devenue ?

— Elle est morte repentante. Mlle Merville et moi l’avons assistée à ses derniers moments. Et maintenant, conclut Robert, avec votre permission lieutenant, nous allons chercher Marguerite.

— Et j’y vais, monsieur de Kermor, répliqua de Seilhac en tendant la main au jeune homme.

— Et nous ? dirent les deux Bretons.

— Vous viendra aussi, mais je veux rester Bob encore quelque temps ; vous m’entendez père Yves, dit Robert en frappant sur l’épaule du bonhomme.

— Ma doué, grommela celui-ci, en serrant la main qui s’appuyait sur son épaule, et dire que ce beau garçon-là est le p’tit gars de not’demoiselle ! Cela me chavire le cœur, quand j’y pense…

Mlle Merville sait-elle où nous sommes ? demanda Philippe. Et comment allons-nous faire pour l’enlever ainsi, sans attirer l’attention ?

— Elle est prévenue. Je me suis procuré deux costumes de sauvagesse. J’ai ici un capot d’étoffe grise et un bonnet de même couleur ; vous allez les revêtir. Vous vous rendrez à la maison close, à la tombée de la nuit, et vous remettrez le paquet à Marguerite. Je vous attendrai avec mes hommes dans les aulnes qui bordent la rivière, et nous emmènerons nos deux sauvagesses.

— Bien penser, dirent les chasseurs en battant des mains.

— Moé, dit Jacques, on me laisse pour garder la maison et faire la popote, j’vas t’y en faire un fricot pour r’cevoir la demoiselle.

— Si quelqu’un t’interroge, tu leur diras que je les renseignerai à mon retour, dit de Seilhac en riant.