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LES FANTÔMES BLANCS

jeune fille ne pouvait quitter son père que la maladie minait chaque jour.

Un jour, on vint chercher le jeune chef de la part du baron… Il trouva Yvonne en larmes et le vieillard qui touchait aux dernières limites de la vie.

— Approche Robert, dit-il. M. le curé affirme que tu aimes ma fille, je te la donne ; sois bon pour elle…

Il mourut une heure plus tard, heureux de laisser sa fille sous la garde de l’homme, dont il avait pu apprécier les qualités.

L’union des deux jeunes gens fut heureuse, et lorsqu’un an plus tard, un fils naquit, ils crurent avoir fait un pacte éternel avec le bonheur.

L’enfant reçut au baptême les noms de Robert-Yvon.

Le petit Robert avait de son père, les cheveux d’un noir de jais, mais il avait les traits délicats de sa mère et les yeux couleur de violette.

— Les vôtres, murmura Marguerite.

Bob sourit et continua. J’avais huit ans lorsqu’une tribu voisine implora le secours de mon père contre un ennemi commun. Il partit après les plus tendres adieux, nous laissant ma mère et moi en proie à l’inquiétude.

Deux jours après son départ, un de ses guerriers, couvert de blessures, arrivait au village avec la nouvelle que mon père et sa troupe étaient tombés sous les coups des cruels Iroquois qui, grisés par leur victoire, marchaient vers notre village qu’ils avaient juré de détruire. Il fallait fuir.

Ma mère fit un paquet de quelques hardes, des provisions pour le voyage et nous partîmes droit devant nous. Nous n’avions plus qu’une idée : mettre le plus de distance possible entre nous et nos ennemis.

Le soir du deuxième jour, les forces de ma mère étaient à bout ; elle se laissa tomber sur l’herbe et ferma les yeux. Je crus qu’elle allait mourir. J’appelai au secours : Un vieillard qui sortait de derrière un bouquet d’arbres, s’avança vers moi.

— Sauvez ma mère, monsieur ! criai-je. Voyez, elle est là toute blanche… Sauvez-la.

— Pauvre petit ! dit l’inconnu en se penchant vers ma mère qu’il souleva dans ses bras. Ne crains pas, ta mère vit ; regarde, elle ouvre les yeux.

En effet, ma mère revenait à elle, elle esseya de se mettre debout.

— Appuyez-vous sur mon bras, ma pauvre enfant, et ne craignez rien. Je suis le comte de Mériadec…

— Et moi, Yvonne de Kermor, dit tout bas ma mère.

— Yvonne ! la petite Yvonne que j’ai fait sauter sur mes genoux. La fille de mon vieil ami ! Ah ! chère petite ! comme nous allons vous soigner.

Le comte nous installa dans sa maison, où il vivait avec deux serviteurs. Comme il était très riche, il mit tout en œuvre pour faire oublier à ma mère les chagrins qui avaient brisé sa vie.

On m’avait placé au Séminaire de Québec. Mon bienfaiteur avait fait des démarches auprès d’amis puissants à la cour. Ancien officier des armées du roi, lui-même, il avait droit aux faveurs royales. Aussi il obtint pour moi, à la grande joie de ma mère, le droit de reprendre le titre et le nom de mon grand-père maternel.

Sous les soins délicats et l’affection paternelle du comte de Mériadec, la santé de ma mère était revenue, et, tout en gardant un souvenir attendri à ceux qu’elle avait perdus, elle jouissait, avec délices, de la douce vie qui lui était faite.

D’un caractère naturellement sérieux, tous mes goûts tendaient vers le sacerdoce. La vie de missionnaire surtout m’attirait.

Je m’en ouvris à mon bienfaiteur, lorsque mes études terminées, il m’interrogea sur mes projets d’avenir…

— J’avais rêvé de te garder près de nous, mon enfant, car je suis très vieux, et ta mère et toi me donnez l’illusion d’une famille. Tu seras mon héritier, les seuls parents que je possède sont de petits cousins, très riches eux-mêmes. Cependant, je ne m’opposerai pas à ta sainte vocation, mais tu ne connais pas ce monde que tu veux quitter. Veux-tu attendre six mois ? Tu n’as que àl ans.

Comment refuser une telle demande ! Le comte me présenta dans le monde, comme son fils adoptif et son héritier. J’avais un beau nom. Je fus accueilli partout avec bienveillance, mais les plaisirs ne me disaient rien et je demeurais froid au milieu de cette foule brillante qui ne vivait que pour le plaisir.

Mme Merville, votre belle-mère, était alors l’une des reines de cette société frivole. Je la voyais souvent en compagnie de Laverdie et d’une jeune femme que l’on disait veuve d’un officier français. Cette femme produisit sur moi une impression étrange. Mme Merville, qui la patronnait dans le monde, la présenta à moi comme l’épouse idéale qu’un jeune homme de mon rang devait rêver.

— Laverdie est très épris de cette jolie Gabrielle de Nérac, me dit-elle un soir, en confidence, mais depuis qu’elle vous a aperçu, je crois que vous lui avez donné le coup de foudre.

— Et vous pensez que je serais agréé ? dis-je tout joyeux.

— Je le crois, mais elle est très pressée de se remarier, elle n’a pas de fortune, et sa fierté répugne à accepter une position subalterne.

— J’en ferai une reine, dis-je au comble du bonheur.

Je fis part à mon bienfaiteur et à ma mère de mon intention d’épouser la belle Gabrielle. Le comte secoua la tête :

— Il court d’étranges bruits sur le compte de cette belle veuve, dit-il. On prétend que c’est une espionne au service de l’Angleterre. Son désir de se marier, n’a pour but que de s’implanter dans la société québecquoise, afin de servir impunément nos ennemis.

Je promis d’être prudent, mais je n’étais pas convaincu.

Mon bienfaiteur avait gardé de sa vie de marin, le goût des promenades sur l’eau, et souvent, lorsque le temps était calme, ma mère l’accompagnait.

Une après-midi, que tous deux étaient partis pour une de ces promenades, je me rendis dans les bois avoisinants « Beaumanoir », où je savais rencontrer Mme Merville et son amie. Je passai là une après-midi délicieuse ; j’avais la certi-