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LES FANTÔMES BLANCS

bien armé, il faut tout prévoir. Vous attendrez le signal qui sera le cri de la corneille. À présent, bonsoir mon officier, et surtout silence ! Une indiscrétion serait mon arrêt de mort.

— Je suis trop intéressé dans l’affaire pour ne pas être discret. Bonsoir et merci. Je compte que vous reviendrez vivre avec nous plus tard.

— Si je vis ; mais j’ai le pressentiment de ma mort prochaine. Priez afin que nous réussissions à soustraire cette enfant à ce monstre à face humaine.

Harry serra la main du brave matelot.

— Dieu nous aidera, dit-il.


CHAPITRE X
NUIT SANGLANTE.


Marguerite était à mille lieues de se douter du danger qui la menaçait.

Ce soir-là, Odette, qui se plaignait d’un violent mal de tête, s’était mise au lit de bonne heure et Marguerite, tentée par cette belle nuit d’automne, s’était rendue au jardin. La jeune fille se sentait presque heureuse… C’était le lendemain que Georges devait les conduire à Québec ; leurs mesures étaient bien prises. Elles devaient sortir comme d’habitude ; Georges les attendrait quelque part avec sa voiture, et elles seraient libres.

La jeune fille s’assit sur le banc rustique ; elle se sentait envahir par une étrange torpeur ; un bourdonnement emplissait ses oreilles ; enfin, elle crut entendre des pas dans le sentier qui longeait le jardin. Elle voulut se lever pour gagner la maison, mais elle retomba immédiatement en disant : « Mon Dieu ! » Puis sa tête se renversa en arrière, elle dormait.

Alors, deux hommes, cachés derrière la haie, se dressèrent lentement et s’approchèrent de la jeune fille. C’était Ménard et Laverdie.

— Crois-tu qu’elle soit bien endormie ! demanda ce dernier.

— Un coup de canon même ne la réveillerait pas, répondit le drôle. C’est moi qui ai versé le narcotique dans sa tasse de café, et je n’ai pas ménagé la dose ; elle en a pour douze heures.

Dans ce moment, une corneille fit entendre son cri tout près d’eux.

— Maudite bête ! s’écria Laverdie. Voilà la deuxième fois que son cri me casse les oreilles. S’il faisait jour, elle ne me braverait pas impunément. Mais les matelots doivent s’impatienter… Emportons la belle et en route !

Il s’approcha de Marguerite, et allait la prendre dans ses bras, quand une voix impérieuse le cloua sur place :

— Touchez pas à cette jeune fille, chevalier, et si l’épée que vous partez n’est pas une vaine parure, en garde ! Défendez-vous !

Le misérable se retourna. Harry et Tape-à-l’œil étaient là, pâles et menaçants.

— Tape-à-l’œil ! cria Laverdie.

— Non. Pietro Lamberti. Je suis Pierre Lamy, l’une de tes victimes.

— Les morts reviennent donc ! murmura le bandit atterré.

— Oui, pour t’empêcher de commettre un nouveau crime. Laisse cette jeune fille !

— Cette jeune fille m’appartient ! dit Laverdie en se précipitant sur Tape-à-l’œil qu’il frappa en pleine poitrine, avant qu’Harry, qui s’avançait l’épée haute eut pu l’en empêcher.

— À ton tour, maintenant, beau jouvenceau ! hurla le chevalier en se jetant sur l’officier qui n’eut que le temps de se mettre en garde.

Le combat commença. Harry n’était pas un mince adversaire. Laverdie le comprit, et pressa son jeu. Mais il n’avait pas calculé sa riposte, et son épée rencontrant celle de son adversaire, se brisa en morceaux.

Il poussa un cri de rage, et s’emparant d’une petite dague qui pendait à sa ceinture, il essaya d’en frapper le jeune officier. Alors, une ombre surgit derrière le misérable, et lui plongea un poignard dans la gorge. Laverdie tomba foudroyé aux côtés de Tape-à-l’œil.

— Cette dague était empoisonnée… murmura celui-ci d’une voix éteinte. Dieu me pardonnera… Sauvez la demoiselle… Kerbarec n’est pas loin… et vous auriez une autre lutte à soutenir… Partez vite…

— Mais je ne puis vous laisser ainsi, dit le jeune homme qui s’efforçait d’arrêter, avec son mouchoir, le sang qui coulait de sa blessure. Laissez-moi espérer…

— C’est fini… sauvez la jeune fille… et priez pour moi… Adieu !…

Harry serra les mains du pauvre blessé, et, revenant vers Marguerite, il l’emporta en courant vers sa voiture qui l’attendait. Avec des précautions infinies, il l’enveloppa dans un manteau, l’installa sur les coussins, puis passant un bras autour d’elle, pour la soutenir, il lança son cheval au trot.

À 5 heures du matin, nos voyageurs arrivaient à la Pointe-Lévis. Il était temps. La pauvre Marguerite n’était pas sortie de son lourd sommeil, et sa respiration devenait plus irrégulière.

La voiture s’arrêta à la porte d’une petite maison située au bord du fleuve. Un homme en sortit et dit :

— Tout est prêt.

— Aidez-moi à transporter cette jeune fille !

— Elle est évanouie ? demanda l’homme.

— Non, elle dort, dépêchons-nous !

La traversée fut courte, mais trop longue encore pour Harry qui sentait le corps de Marguerite se glacer dans ses bras… Arrivé de l’autre côté, il sauta dans la voiture qui l’attendait, et appuyant Marguerite sur sa poitrine, il cria au cocher : — Chez M. Jordan et vivement !

Au bout de quelques minutes, Harry, à bout de force, remettait la jeune fille dans les bras de sa tante, en disant : — Sauvez-là !

— Marguerite !… s’écria Mme Jordan, et dans cet état… Maggy !… Lily !… venez vite…

Toutes deux accoururent. On déshabilla la jeune fille toujours inerte et on essaya de la rappeler à la vie.

Harry revint bientôt avec un médecin. Celui-ci, après un examen attentif, déclara que la maladie était due à un violent narcotique qu’on avait administré à la jeune fille.