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LES FANTÔMES BLANCS

— Je vais lui parler, moi, à cette belle dame, il faudra bien qu’elle consente.

Et Nanette, le bonnet en bataille, sortit en coup de vent. Au bout de quelques minutes, elle revint toute rayonnante :

— Vous sortirez tous les soirs à présent, dit-elle, le notaire vient d’amener une jeune fille qui devra vous suivre partout. Madame se défie de moi, sans doute, ajouta la bonne vieille avec un soupir, mais qu’importe !

— Merci, ma bonne, dit la jeune fille en serrant la main de la vieille femme. Tu m’as épargné une démarche bien pénible, où j’aurais peut-être échoué. Dis à Mme Merville que j’accepte la garde qu’elle a la complaisance de nous donner.

Nanette sortit en grommelant :

— Complaisance ! Moi je dis malice. Pauvre petite !!

— Nous allons nous promener ce soir, ma chérie, dit Marguerite en attirant Odette sur ses genoux.

— Nous promener ! Sortir de cette maison où l’air est si lourd ! Oh ! ma sœur, que je vais être heureuse.

Lorsque la nuit fut venue tout à fait, une jeune fille, qui portait sur son bras des vêtements qui devaient servir aux deux sœurs, entra dans la chambre.

C’était une grande brune, à l’œil vif, au teint coloré, dont la physionomie exprimait une douceur intelligente :

— Êtes-vous vous prêtes, mesdemoiselles ? dit-elle avec un bon sourire. Le temps est beau, mais il faut bien vous habiller, car il fait sec.

Tout en parlant, elle drapait une grand châle et leur posait sur la tête une capeline de laine noire, qui leur cachait une partie de la figure.

— Là, dit-elle en riant ; il n’est pas beau ce costume, mais vous ne courrez pas le risque de geler ces jolis visages.

Odette riait, gagnée par la gaieté de la jeune fille.

— Quel est votre nom, mon enfant ? demanda Marguerite.

— Adeline Bouchard.

— Un joli nom. Je suis contente, Adeline, de vous avoir pour compagne.

Elles sortirent, et, se tenant par le bras, s’engagèrent dans le sentier qui longeait le petit cimetière. La haute silhouette de l’église se découpait sur l’horizon bleu, parsemé d’étoiles, dont l’une semblait s’être accrochée à l’extrême pointe du petit clocher.

De grands peupliers se dressaient près de l’église, et ça et là, on voyait des massifs de sapins et d’épinettes dont la verdure sombre tranchait sur la blancheur de la neige.

— Ce doit être beau ici l’été, dit Marguerite.

— Oui, mesdemoiselles, vous verrez lorsque les chemins seront passables, nous traverserons la rivière en canot, et mon oncle viendra nous chercher pour nous conduire au Rocher-de-la-Chapelle.

— Singulier nom, dit Marguerite.

— C’est une histoire que je vous conterai un autre soir, j’ai peur que votre sœur ne soit fatiguée.

— Je ne suis pas fatiguée, l’air est si bon, et votre voix si douce, Adeline… Mais je dormirais volontiers.

— Rentrons, dit Marguerite, c’est assez long pour une première sortie.

Adeline les accompagna jusqu’à leur chambre, leur enleva leurs vêtements de sortie et leur souhaita le bonsoir.

— Voulez-vous que je vous embrasse, Adeline ? demanda Odette.

— Bien volontiers, et si vous voulez, appelez-moi Line, c’est plus court. Maintenant, à demain, mes gentilles amies.

— À demain, Line, et merci pour cette bonne soirée, dirent les jeunes sœurs enthousiasmées.

Nanette, qui n’était jamais loin, dès qu’elle fut partie, aussitôt ouvrit la porte :

— Quelle mine vous avez, mes petites. Cette promenade vous a tranformées.

— Nous avons une gentille gardienne. Dis, Nanette, tu ne seras pas jalouse ?…

— Non, pourvu que je vous vois sourire. Dormons maintenant.

Ces sorties quotidiennes firent le plus grand bien à Odette. Bientôt, Mme Merville, croyant que l’on ne s’occupait plus d’eux, puisqu’aucun personnage suspect ne se montrait à l’horizon, se relâcha encore de sa sévérité. Voilées soigneusement, les jeunes filles, conduites par Line, purent vaquer aux exercices de piété dont elles étaient privées depuis leur sortie du couvent. Que bonheur c’était pour Marguerite, d’épancher son cœur meurtri devant l’ami fidèle qui est le prêtre, et de s’approcher de la Sainte Table. C’était le calme après la tempête… Une halte sur le dur chemin de sa vie de souffrances… Ah ! si elle pouvait savoir ce qu’étaient devenus les chers amis de là-bas… ?

Mme Merville soupirait, elle aussi, après la délivrance. Convaincue de l’inutilité de ses efforts pour gagner l’affection d’Harry, qui ne lui pardonnerait jamais de l’avoir séparée de Marguerite ; s’ennuyant à mourir. Ellen cherchait dans l’ivresse l’oubli et le repos ; elle ne s’occupait plus de ses belles-filles. Mais le notaire veillait pour elle ; Line avait reçu une consigne sévère ; elle ne devait pas quitter les demoiselles un seul instant pendant la promenade, et surtout ne les laisser communiquer avec personne.

L’espiègle s’acquittait de sa tâche d’une manière si plaisante qu’il était impossible de s’en fâcher. C’était une véritable bout-en-train que cette Line ! Douée d’une instruction assez complète qu’elle devait au bon curé, elle avait une mémoire excellente, et ses récits faisaient pendants à ceux de Nanette durant les longues journées de mauvais temps.


CHAPITRE VI
UNE LÉGENDE.


— Moi, je voudrais une histoire, dit Odette. Vous parlez si bien, Line, votre voix me berce comme une musique. Vous devez chanter aussi ? ajouta l’enfant en appuyant sa tête sur l’épaule de Line. Il y a bien longtemps que je n’ai entendu chanter.

— Chantez pour elle, demanda tout bas Marguerite.

Alors Line commença cette vieille romance que me chantait grand’mère, il y a plus de 50 ans :