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LES FANTÔMES BLANCS

d’un individu armé, qui lui dit brutalement :

— Si vous tenez à la vie, mêlez-vous de vos affaires et ne cherchez pas à voir les demoiselles Merville.

La veuve avait informé Harry du résultat de sa tentative. Désespéré, il avait résolu de s’adresser au gouverneur, afin de le faire intervenir dans cette affaire, lorsque la maladie de M. Jordan empira tout à coup. Lilian, affolée, fit venir son frère auprès d’elle, de sorte que le jeune homme, partagé entre son service et les soins à donner à son oncle, n’eut pas une minute disponible pour éclaircir le mystère que cachait la révélation de sa cousine.

Depuis quelques jours, Mme Merville était d’une humeur charmante, elle engageait les deux jeunes sœurs à sortir toutes les après-midi ; pour une promenade dans le jardin qui entourait la maison. Elle s’intéressait aux chansons naïves d’Odette, s’inquiétait de sa santé… Enfin, c’était une transformation.

Marguerite, sans être complètement dupe de ce manège, jouissait en voyant le bien que ces sorties quotidiennes, opéraient sur Odette. Lasse de lutter contre l’insaisissable, la pauvre Marguerite s’abandonnait au calme de l’heure présente et cherchait d’oublier le passé, ayant déjà plusieurs fois poussé ses promenades en dehors du jardin, sans qu’Ellen y trouva à redire. Elle résolut, un soir, de se rendre à l’église. Confiant sa sœur à la bonne Nanette, toute contente de pouvoir s’occuper de sa chérie, Marguerite prit le chemin de la Basse-Ville. Elle suivit la rue St-Louis, obliqua à gauche, et descendit d’un pas léger la côte abrupte, puis entra dans l’église Notre-Dame des Victoires.

Un silence profond régnait sous la voûte du petit temple, où le soleil couchant mettait de fugitifs rayons qui faisaient étinceler les dorures de l’autel.

La jeune fille s’agenouilla, et cachant son front dans ses mains, elle se prosterna devant Dieu.

Certes, elles étaient bien douloureuses les pensées qui s’agitaient en ce moment, sous le front blanc de Marguerite.

Un seul rayon luisait au fond de la nuit profonde, où se débattait la pauvre jeune fille. Son union avec Harry ; mais sa belle-mère lui avait répété tant de fois, qu’elle devait épouser le chevalier, que cet espoir, si longtemps caressé, ne lui apparaissait plus sous les mêmes couleurs. Sa prière fut longue et fervente. Lorsque tout nous manque ici-bas, il est si doux de se confier à Dieu, la seule espérance, et le seul ami des pauvres délaissés de la terre.

Le soleil était couché depuis longtemps lorsque la jeune fille sortit de l’église. Elle était plus calme ; la prière, comme une rosée bienfaisante, avait rafraîchi son âme, en y laissant une impression de paix.

La nuit était venue, Marguerite hâta le pas ; jamais elle ne s’était trouvée seule dans les rues de Québec à une heure aussi avancée. Tout-à-coup, elle tressaillit : un homme venait de surgir d’une encoignure, formée par deux maisons.

— Il est bien tard, pour se promener ainsi par les rues, dit-il d’une voix sarcastique. Irions-nous à quelque rendez-vous par hasard ? Marguerite avait reconnu la voix.

— Passez votre chemin, chevalier de Laverdie, dit-elle fièrement, et ne vous occupez pas de moi.

Laverdie eut un éclat de rire.

— Ah ! vous m’avez reconnu, ma charmante. Vous allez venir avec moi. Il y a bien longtemps que je soupire après ce moment, mon bel oiseau sauvage. Venez…

Et brutalement, il la saisit par le bras.

— Au secours ! cria Marguerite en se débattant sous l’étreinte du misérable qui cherchait à l’entraîner. À moi ! au secours !

— Me voici, cria un jeune homme qui arrivait par une rue transversale.

— Harry ! s’écria Marguerite, ah ! c’est Dieu qui vous envoie !

Laverdie avait mis l’épée à la main.

— Rengainez, chevalier, dit Harry, avec froideur. Voici mes hommes ; la partie ne serait pas égale.

En effet, une dizaine d’hommes arrivaient au pas de course. Le jeune officier leur désigna Laverdie, qui écumait de rage.

— Conduisez cet homme à bord du « Bristol » dit-il, et gardez-le à vue, jusqu’à mon retour. Vous allez suivre ces braves soldats, chevalier ; ils vont vous conduire à bord. Vous y resterez pour attendre les ordres du gouverneur. Partez !

— Non ! hurla le misérable, arrivé au paroxisme de la colère, je n’obéirai pas, je suis mon maître !

— Ah ! tu veux faire la bête, dit l’un des soldats, qui répondait au nom de Pat. Attends, mon bonhomme, je vais te montrer ce que vaut le bras d’un Irlandais… Et sans plus d’efforts que s’il se fut agi d’un enfant, le soldat enleva Laverdie, qui se débattait comme un forcené, et le plaça au milieu de ses camarades qui riaient aux éclats.

— Là, dit-il en s’inclinant avec une courtoisie ironique. Nous allons être bien sage, n’est-ce pas ?

Malgré sa fureur, le chevalier parvint à recouvrer son calme, et suivit l’escorte sans répondre aux lazzis des soldats.

Au moment de pénétrer dans la rue Saut-au-Matelot, Laverdie fit entendre un sifflement, si aigu, que l’escorte s’arrêta saisie de surprise.

Une porte venait de s’ouvrir en face d’eux, montrant l’intérieur d’un cabaret éclairé par une lampe fumeuse.

— Je paie à boire, dit Laverdie.

— Je savais bien que nous serions bons amis, avant la fin du trajet, dit Pat. Rien de tel que de prendre les gens en douceur… Payez, « my dear », venez camarades, monsieur vous offre de boire un verre à sa santé.

Le cabaretier s’avança vers eux. C’était un gros homme dont la face bourgeonnée était répugnante à voir.

Il avait tressaillit, en voyant le chevalier aux mains des soldats : mais, habitué aux changements de fortune, il servit à boire, sans manifester sa surprise.

Laverdie, toujours surveillé par l’irlandais, qui commandait l’escorte, s’était approché du comptoir et griffonnait sur un morceau de papier.

Lorsqu’il eut placé quelques lignes il se pencha à l’oreille de l’aubergiste, et murmura un mot que Pat n’entendit pas. Le père Ni-