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LES FANTÔMES BLANCS

— De qui tenez-vous ces renseignements ? lui demandai-je. Il haussa les épaules.

— Je suis l’un des matelots de Kerbarec, dit-il, et je les ai suivis, lui et Laverdie, lorsqu’ils sont sortis du cabaret après leur entrevue avec Levaillant, je me doutais qu’un mot, prononcé par celui-ci à l’oreille du prétendu chevalier, avait déchaîné la colère du misérable, jaloux de son titre, ramassé peut-être dans le sang. En me cachant comme un espion, je suis parvenu à surprendre leurs projets, et je viens vous dire que si vous voulez empêcher un crime odieux, partez demain sans faire connaître le lieu de votre destination. Rendez-vous dans un port quelconque, et là, faites peindre votre navire en noir. Donnez-lui une allure mystérieuse en plaçant au sommet du grand mat, un drapeau noir traversé d’une croix blanche, mais seulement lorsque vous serez dans les eaux du St-Laurent, tâchez que l’équipage exécute les manœuvres sans trop se montrer. Les matelots de Kerbarec croiront au vaisseau-fantôme et refuseront de vous donner la chasse.

— Mais comment serai-je averti de la présence de Kerbarec ?

— Par un feu, allumé et éteint trois foie.

— Mais quel intérêt vous pousse à trahir votre capitaine ?

— Mon amitié pour Levaillant et l’intérêt de la justice. Pourquoi laisser mourir tant de braves gens pour le seul profit d’un misérable !

— Vous connaissez donc bien ce Laverdie !

— Nous avons été élevés dans le même monastère. Plus tard, il s’enfuit et les bons pères ne surent jamais ce qu’il était devenu. Les années passèrent. J’étais employé dans les bureaux d’une compagnie maritime, j’avais une femme que j’aimais, lorsqu’un hasard fatal me fit rencontrer mon ancien compagnon. Il vit ma femme… et le lendemain soir, j’étais assailli par des matelots étrangers qui me laissèrent pour mort. Quand je revins à moi, ma femme avait disparu et je n’étais plus qu’une ruine. J’avais 35 ans, on m’en eut donné cinquante. Je me rendis au Hâvre et je m’engageai au capitaine Levaillant auquel je contai mon histoire, il fut très bon pour moi. Ma femme était morte de désespoir, j’étais seul au monde. Levaillant me considérait comme un ami. C’était le calme. Un jour, je crus reconnaître le lâche ravisseur dans un carrosse armorié, je m’informai, on me dit que c’était le chevalier de Laverdie. Je me présentai à son hôtel, il ne me reconnut pas. Je lui reprochai ses crimes, il sourit, puis deux valets entrèrent et se jetèrent sur moi… tout disparut… Lorsque je repris connaissance j’étais à bord du “Vautour”. Kerbarec m’avait sauvé et je restai sur son vaisseau, sans prendre part à leurs brigandages. Déjà, j’ai pu sauver la vie au capitaine, qui me laisse toute liberté. Je rêve de me venger en arrachant à Laverdie, ses victimes. J’ai encore la foi voyez-vous capitaine. Commençons par sauver le “Montcalm” comptez sur moi et bonne chance. Et l’étrange visiteur se retira. »

J’avais laissé parler Mathieu sans l’interrompre, continua Levaillant, mais j’avais reconnu mon ancien matelot, Tape-à-l’œil, dans son mystérieux visiteur.

— Tu as bien fait de suivre ses conseils, lui dis-je.

— J’aimais mon navire, messieurs, continua le capitaine. Eh bien ! si je n’avais pas eu à déplorer votre perte, que Je croyais certaine, j’eusse été content de ce naufrage qui empêchait le « Montcalm » de tomber aux mains d’un scélérat. Nous explorâmes la côte sur un parcours de plusieurs milles, mais convaincu de l’inutilité de nos recherches, nous revînmes à bord pour mettre à la voile immédiatement.

— Et pourquoi êtes-vous allé en France demanda Georges.

— Parce que je ne voulais pas être vu par Laverdie, j’aimais mieux lui laisser croire à notre complète disparition. J’ai passé l’hiver à Marseille, là j’ai appris que les deux complices ont passé tout le temps à Londres. Je ne sais ce qu’ils manigancent là-bas, les mâtins… Maintenant, racontez-moi ce qui vous est arrivé depuis notre naufrage.

Les jeunes gens lui racontèrent ce qui s’était passé depuis leur séparation. Georges insista sur sa visite à Mme Merville. Le capitaine était furieux.

— Il faut que le diable emporte cette coquine ! s’écria-t-il. Surveillez-la, et si son complice fait mine de reparaître, adressez-vous au gouverneur. À présent que Tape-à-l’œil est retrouvé, nous aurons assez de preuves pour le faire pendre. Bonsoir, ou plutôt bonjour, car le jour commence à paraître, je reviendrai de bonne heure.

En effet, il n’était pas 10 heures, que le capitaine était de retour.

— Préparez vos lettres pour le pays, dit-il, je repars ce soir.

— C’est bien tôt, capitaine, dit Philippe, nous n’avons pas eu le temps de vous voir.

— Ce sont les ordres, je me rends auprès de M. de Choiseul pour solliciter des secours, mais je crains de ne pas réussir. Ces messieurs se soucient bien de nous, en vérité. Mais, mon voyage ne sera pas inutile puisque Je vais ramener un frère à ces pauvres petites qui languissent là-bas. À ce soir.

Ce même soir, par une brume épaisse, un canot monté par deux hommes se dirigeait vers un vaisseau dont la lumière apparaissait faiblement, à travers les vapeurs blanches qui montaient du fleuve.

« L’Alcyon » était prêt pour le départ. Les jeunes gens remirent leurs lettres au capitaine qui murmura « Dieu vous garde », en embrassant tour à tour les deux cousins.

— Adieu et bon voyage, capitaine, crièrent Georges et Philippe, tandis que le navire s’enfonçait dans la nuit.


CHAPITRE VI


ANCIENNES CONNAISSANCES.


C’était la veille de la bataille dite des Plaines d’Abraham. Nos deux héros, on s’en souvient, faisaient partie de l’armée régulière. Ils servaient sous les ordres de l’illustre guerrier qui devait tomber sur le champ de bataille avant d’avoir vu les envahisseurs prendre possession de cette Nouvelle-France que la mère-patrie abandonnait.